Le revirement de la politique étrangère allemande durera-t-il ?

Vladimir Poutine doit se sentir comme un petit chien qui est soudainement banni du canapé au sous-sol. Depuis 2008, date à laquelle il a entrepris de restaurer l’empire soviétique, il a accumulé des territoires à peu de risques et à peu de frais. Il a maîtrisé la Géorgie, saisi la Crimée, poussé au Moyen-Orient et coupé le sud-est de l’Ukraine. Pendant tout ce temps, l’Occident a refusé d’augmenter le prix. Il l’a giflé de peines légères tout en prêchant les vertus de la diplomatie. Les présidents Obama et Trump ont en fait retiré des troupes d’Europe.

Aujourd’hui, après l’entrée en Ukraine, la plus grande surprise est la perte par la Russie de l’Allemagne, partenaire des plus fiables depuis des décennies. Du coup, le pays pivot de l’équilibre européen a cessé de basculer, s’est enfoncé à l’Ouest et a troqué les pantalons rayés contre des treillis. Le pays promet de se réarmer. Il a imposé de vilaines sanctions à la Russie et laisse enfin parvenir des armes à l’Ukraine.

Pendant plus de 50 ans, Bonn et plus tard Berlin avaient adopté une approche pacifique : n’énervez pas les Russes ; les empêtrer dans le commerce et la diplomatie. Blottissez-vous sous le parapluie nucléaire américain, mais restez du bon côté de Moscou. Nord Stream 2, le conduit de gaz de Russie, n’était que le dernier symbole de drushba-relation amicale.

Depuis 1970, la République fédérale a financé un vaste réseau destiné à alimenter la machine industrielle du pays en gaz russe abondant. Peu importe les reproches de Washington. Tous les présidents depuis Richard Nixon ont correctement prévu la dépendance stratégique que des billions de pieds cubes imposeraient. Pourtant, pas plus tard qu’en 2021, lorsque la chancelière Angela Merkel a démissionné, Berlin s’est accrochée à l’accord. Comme Gazpromc’est

meilleur client, l’Allemagne tire 55 % de son gaz et 45 % de son pétrole de la Russie.

Le plus grand point est géostratégique. L’Allemagne a été dans et de l’Ouest mais pas toujours avec lui, équilibrant et servant de médiateur entre les blocs. Blâmez la géographie et Otto von Bismarck, qui a conseillé : « Ne coupez jamais le lien avec Saint-Pétersbourg. La Russie est si proche, et l’Amérique si loin. Alors, ne vous confrontez pas, ne provoquez pas, même pendant que M. Poutine se tournait vers l’impérialisme.

L’Allemagne, la quatrième économie mondiale, a ignoré la puissance militaire, même si elle pouvait se le permettre. Avec la fin de la guerre froide, la Bundeswehr est devenue un orphelin. Trois mille chars de combat principaux sont tombés à 260; l’épine dorsale de la Luftwaffe, les Tornados, sont destinés à la ferraille. Alors même que les divisions russes encerclaient l’Ukraine, le chancelier Olaf Scholz est parti en mission à Moscou, en concurrence pour les honoraires du courtier avec le président français Emmanuel Macron.

Ainsi la surprise cosmique de la semaine dernière. M. Scholz, ce social-démocrate pacifique, a déclenché une révolution diplomatique, bouleversant l’Ostpolitik. Nord Stream 2, que Mme Merkel avait défendu jusqu’au bout, ne sera pas achevé, du moins pour l’instant. Les dépenses de défense doivent être portées à 2% du produit intérieur brut, un objectif de longue date de l’OTAN honoré de manière constante dans la violation. L’Allemagne achètera des chasseurs F-35 avancés aux États-Unis. Elle rejoint le reste de l’Occident avec des sanctions qui mordent. M. Scholz souhaite également disposer de deux terminaux de gaz naturel liquéfié pour réduire le potentiel de chantage de la Russie.

Réticente à provoquer la brute du Kremlin, l’Allemagne a toujours refusé les armes à Kiev. Maintenant, il veut envoyer non seulement des blindés et des équipements antichars, mais aussi des missiles antiaériens Stinger accompagnés d’un message sournois. Dans les années 1980, ces appareils portables ont fait basculer la guerre en Afghanistan contre les Soviétiques.

Soudain, toutes les factions du Bundestag, à l’exception du Parti de gauche pro-russe, descendant des communistes est-allemands, projettent un changement d’humeur qui défie la souplesse passée. Qui aurait pensé que M. Scholz appellerait la « force » qui doit « imposer des limites à Poutine, le belliciste » ? La propitiation était ancrée dans l’âme allemande d’après-guerre. Et il n’y a pas que la classe politique qui fulmine. Le ressentiment s’étend jusqu’au terrain de football où Schalke, un club de premier plan, a arraché le logo Gazprom de ses maillots bleus.

Ce qui soulève une question agaçante : combien de temps durera la révulsion, non seulement en Allemagne, mais aussi aux États-Unis, au Canada, au Japon, en Australie, et même en Suisse, éternellement neutre, qui s’y est jointe ? Le réalisme invite à la prudence. Il est peu probable qu’un État-providence parfait comme l’Allemagne maximise les dépenses de défense du jour au lendemain, surtout alors que Covid réclame des milliards d’euros.

L’Allemagne ne se coupera pas non plus du gaz russe, étant donné que le pays veut sauver la planète en abandonnant le charbon en 2038. Ses trois dernières centrales nucléaires doivent toujours être démantelées d’ici la fin de l’année. Les Allemands trembleront-ils vraiment pour Kiev l’hiver prochain, ou affronteront-ils M. Poutine, qui a fait monter le niveau d’angoisse en mettant ses forces nucléaires en état d’alerte ? L’Occident expulsera-t-il complètement la Russie de Swift, le système de paiement mondial ? Si tel est le cas, l’Allemagne en particulier peut dire adieu aux milliards de crédits russes tant que dure le verrouillage.

La plus grande question transcende l’Allemagne. Il est posé par le joker chinois dans le jeu. Pékin partage avec Moscou l’ambition de renverser les États-Unis de son rang de numéro 1 mondial. Pressé trop fort, M. Poutine passera manifestement dans les bras de Xi Jinping pour nuire aux États-Unis. Peu importe que la Chine et la Russie soient des rivaux naturels. À l’heure actuelle, la collusion intensifiée est une évidence. Si la Chine se rapproche de la Russie, les États-Unis paieront le prix de la justice pour l’Ukraine.

Si M. Poutine écrase l’Ukraine, il renversera le rapport de force contre l’Europe, ce qui engendre l’intimidation. Et dans tous les cas, l’Europe devra encore vivre avec la Russie et ne voudra pas irriter éternellement ce géant impitoyable. Appâter l’ours n’est pas une stratégie durable. La géographie est le destin.

M. Joffe, membre de la Hoover Institution de Stanford, enseigne la politique internationale à la Johns Hopkins School of Advanced International Studies.

Alors que l’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine s’intensifie, les marchés occidentaux résistent, mais le système financier russe en prend un coup. Pendant ce temps, la dépendance de l’Europe vis-à-vis de la Russie pour l’énergie complique la stratégie de l’Occident. Images : Reuters/Spoutnik/AFP via Getty Images Composite : Mark Kelly

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