Le dollar américain continuera-t-il à dominer le commerce mondial ?

Mary Amiti, Oleg Itskhoki et Jozef Konings

Il existe environ 180 devises dans le monde, mais seul un très petit nombre d’entre elles jouent un rôle démesuré dans le commerce international, la finance et les réserves de change de la banque centrale. À l’ère moderne, le dollar américain a une présence internationale dominante, suivi dans une moindre mesure par l’euro et une poignée d’autres devises. Bien que l’utilisation de monnaies spécifiques soit remarquablement stable dans le temps, le statut des monnaies dominantes restant inchangé au fil des décennies, il y a eu des changements décisifs dans le système monétaire international sur de longs horizons. Par exemple, la livre sterling n’a perdu son statut de monnaie dominante que dans les années 1930, bien après que la Grande-Bretagne ait cessé d’être la première économie mondiale. Dans une nouvelle étude, nous montrons que la monnaie utilisée dans les transactions commerciales internationales est une décision active au niveau de l’entreprise plutôt que quelque chose qui est simplement fixe. Cette constatation soulève la question de savoir quels facteurs pourraient augmenter ou réduire la domination du dollar américain dans le commerce mondial.

Devises dominantes

Nous utilisons un ensemble de données unique couvrant le commerce belge avec tous les pays, unique en ce qu’il comprend des informations sur la devise de facturation ainsi que sur les caractéristiques de l’entreprise. Les données montrent que si le dollar américain représente une part disproportionnée du commerce international, un petit sous-ensemble d’autres devises est également activement utilisé dans le commerce international aux côtés du dollar américain, notamment l’euro mais aussi, dans une moindre mesure, le yen japonais, le livre sterling, le franc suisse et le yuan chinois. Ces modèles sont illustrés dans le graphique ci-dessous, qui trace la part du dollar et de l’euro dans les échanges des exportations belges dans le panneau de gauche et les importations belges dans le panneau de droite. Chaque cercle correspond à un pays distinct en dehors de l’UE, et la taille du cercle représente la part du pays dans le total des échanges belges. Le fait que la plupart des cercles se trouvent sur la diagonale négative reflète la prédominance de l’utilisation combinée du dollar et de l’euro dans la facturation commerciale avec pratiquement tous les partenaires commerciaux.

L’euro et le dollar américain sont les monnaies dominantes du commerce bilatéral belge

Sources : Banque nationale de Belgique ; calculs des auteurs.
Notes : Chaque point représente la part du commerce facturée en dollars (axe vertical) et la part en euros (axe horizontal). Le panneau de gauche affiche les exportations ; le panneau de droite montre les importations.

Une caractéristique distinctive des monnaies dominantes est que la même monnaie prévaut de manière égale dans les importations et les exportations ; cette caractéristique est commune au dollar et à l’euro. Ces modèles sont en contradiction avec les modèles macroéconomiques internationaux standard qui supposent que les pays adoptent soit la devise de destination, soit la devise source, le rôle de nombreuses devises étant à peu près proportionnel au rôle de leur pays dans le commerce mondial. Dans ce contexte, les nouveaux modèles économiques intègrent le rôle des monnaies dominantes.

Il est important de noter une distinction claire entre les différentes monnaies dominantes : le dollar est dans de nombreux cas également une monnaie « véhiculaire » c’est-à-dire qu’il n’est utilisé au niveau national ni par le pays importateur ni par le pays exportateur, alors que c’est moins courant pour l’euro. On peut ainsi considérer le dollar comme la monnaie dominante mondiale et l’euro comme la monnaie dominante régionale. En effet, le dollar joue un rôle démesuré par rapport à la part des échanges commerciaux des États-Unis. Cependant, lorsque l’on compare la part en valeur de la facturation en dollars avec la part des échanges des États-Unis et des pays indexés sur le dollar, l’utilisation du dollar américain ne semble pas être une valeur aberrante par rapport à l’utilisation de l’euro.

La facturation en devise est un choix actif de l’entreprise

Notre recherche montre que le choix de la devise à l’exportation dépend de la taille de l’entreprise, de la part des intrants importés de l’extérieur de la zone euro et de ce que les concurrents des exportateurs choisissent dans chaque destination, ce que l’on appelle les complémentarités stratégiques. Les entreprises plus grandes et à plus forte intensité d’importations sont plus susceptibles de s’écarter de la tarification en euros et de choisir la tarification des exportations en devises étrangères. Le graphique ci-dessous illustre ce modèle, montrant un gradient prononcé dans l’utilisation des devises entre les entreprises de différentes tailles. Les petits exportateurs belges utilisent presque entièrement l’euro dans leurs exportations hors UE. En revanche, les grands exportateurs utilisent le dollar et les plus grandes entreprises fixent parfois leurs prix dans la devise de destination.

Les grandes entreprises sont plus susceptibles de choisir la devise de destination

Sources : Banque nationale de Belgique ; calculs des auteurs.
Note : Les barres rouges représentent la part des exportations facturée en euros (c’est-à-dire le prix en devise du producteur, PCP) ; les barres bleu foncé et bleu clair reflètent la part facturée en dollars (DCP), le bleu clair identifiant la facturation en dollars dans les exportations vers des destinations indexées sur le dollar ; les barres grises font référence à la tarification en devise locale (destination) (LCP).

De plus, nos résultats montrent que les entreprises qui dépendent davantage des intrants importés, en particulier ceux facturés en dollars, sont plus susceptibles d’adopter le dollar dans les prix à l’exportation, tandis que les grandes entreprises sont plus susceptibles d’adopter la devise de destination. Les entreprises ayant des participations transfrontalières, sans doute représentatives de leur participation aux chaînes de valeur mondiales, sont plus susceptibles de facturer en dollars. Nous fournissons également des preuves directes de complémentarités stratégiques dans le choix de la devise, où la devise utilisée par les concurrents de l’entreprise a un fort impact sur le choix de la devise de l’entreprise.

Pourquoi le choix des devises est important

Au niveau des pays, la politique de taux de change optimal consiste à stabiliser l’indice des prix à la production, en tenant compte des intrants étrangers qui affectent les prix à la production. Il en résulte un point fixe, par lequel l’ancrage au dollar au niveau du pays oblige davantage d’exportations, au pays et à l’étranger, à adopter la tarification en dollars, et à son tour, la tarification en dollars des exportations et des importations d’un pays oblige le pays à adopter l’ancrage au dollar. Il en résulte une complémentarité stratégique au niveau macroéconomique pour l’utilisation du dollar dans le commerce mondial et l’ancrage monétaire.

Le choix de la devise de l’entreprise est, à son tour, un déterminant clé de la répercussion du taux de change sur les prix et les quantités. Une abondante littérature a montré que la répercussion du taux de change sur les prix de destination est incomplète lorsque les exportations sont facturées dans une devise étrangère. Notre stratégie d’identification repose sur la comparaison d’entreprises ayant des caractéristiques similaires qui choisissent de fixer des prix dans différentes devises pour des raisons idiosyncratiques, isolant ainsi l’effet du choix de la devise de l’entreprise sur la transmission. De plus, notre inférence est basée sur la réponse différentielle des entreprises aux mêmes chocs de taux de change dans le même environnement d’équilibre, excluant ainsi les variations macroéconomiques confondantes.

Dans le graphique ci-dessous, nous traçons la répercussion du taux de change sur les prix à l’exportation des entreprises belges à des horizons de quatre à vingt-quatre mois. La répercussion du taux de change de l’euro pour les entreprises qui facturent en euros (entreprises PCP) est indiquée en or, indiquant une répercussion de 100 % (égale à 1 sur l’axe vertical), tandis que la répercussion des entreprises qui ne fixent pas les prix en euros est incomplète et augmente progressivement avec le temps (ligne bleue). À son tour, la répercussion du taux de change du dollar pour les entreprises qui fixent les prix en dollars est élevée et diminue progressivement (ligne rouge). Nos estimations dynamiques indiquent une durée attendue des prix de près de dix mois, ce qui implique qu’environ un tiers des prix à l’exportation n’ont pas encore été ajustés un an après le choc.

La répercussion du taux de change sur les prix est plus élevée pour les prix en euros

Sources : Banque nationale de Belgique ; calculs des auteurs.
Note : Le graphique trace les coefficients de régression reflétant la répercussion du taux de change (ERPT) à différents horizons par devise de tarification pour les taux de change de destination euro et de destination dollar.

Enfin, la répercussion différentielle des devises sur les prix se traduit par des différences constantes dans la réponse des quantités, avec une élasticité-quantité des exportations négative estimée d’environ 1,5 pour tous les biens et supérieure à 2 pour les biens différenciés, conformément à d’autres estimations macroéconomiques de ce facteur. élasticité. Cela établit les effets allocatifs des prix rigides dans la devise de facturation choisie de manière endogène. Les quantités, cependant, mettent du temps à s’ajuster, les effets ne devenant significatifs qu’environ un an après le choc, ce qui suggère un rôle des frictions d’ajustement des quantités en plus de la rigidité des prix.

Implications macroéconomiques du choix des devises

Ces résultats ont de vastes implications macroéconomiques. En particulier, ils mettent l’accent sur les forces qui pourraient augmenter ou réduire le rôle dominant du dollar dans le commerce mondial. Une possibilité qui augmenterait son rôle est que le dollar américain renforce sa position de monnaie mondiale dominante. Cela pourrait se produire avec une plus grande mondialisation de la production et une dépendance plus intensive aux chaînes de valeur mondiales, car nos résultats montrent que l’investissement direct étranger transfrontalier – un indicateur indirect des chaînes de valeur mondiales – est associé à une facturation accrue en dollars américains. Cela rendrait les taux de change moins pertinents en tant que déterminants des prix relatifs et de la réorientation des dépenses dans la chaîne d’approvisionnement mondiale.

Une possibilité qui pourrait réduire la domination du dollar est la fragmentation et la localisation des chaînes de production, par exemple en réponse à un choc pandémique mondial ou à la concurrence géopolitique (« friend-shoring »), avec des échanges régionaux plus intensifs et des barrières plus importantes aux relations interrégionales. Commerce. Ceci, à son tour, peut accroître le rôle de transfert des dépenses des mouvements bilatéraux des taux de change, du moins si un équilibre avec plusieurs devises commerciales émerge à la suite d’une telle fragmentation.

Alternativement, un changement dans les politiques d’ancrage du taux de change des principaux partenaires commerciaux, tels que la Chine, pourrait déclencher un changement à long terme de l’environnement d’équilibre. Si la Chine devait laisser flotter librement son taux de change, encourageant les exportateurs chinois à fixer leurs prix plus intensivement en renminbi, l’environnement d’équilibre changerait pour les entreprises exportatrices du monde entier. En particulier, cela modifierait à la fois la dynamique des prix sur les marchés des intrants et l’environnement concurrentiel sur les marchés des intrants dans de nombreux secteurs. Comme le montrent nos résultats, la devise dans laquelle les importations d’une entreprise sont facturées et la devise dans laquelle les prix de ses concurrents sont des déterminants clés du choix de la devise d’une entreprise exportatrice, et par conséquent, ce changement pourrait modifier radicalement les modèles de facturation optimaux pour les entreprises exportatrices. Cela, à son tour, pourrait amener les autorités monétaires du monde entier à ajuster davantage leur ancrage nominal et à réaligner leurs politiques de gestion des taux de change, modifiant davantage l’équilibre du système monétaire international loin de la domination du dollar.

Mary Amiti est responsable des études sur le marché du travail et des produits au sein du groupe de recherche et de statistiques de la Federal Reserve Bank de New York.

Oleg Itskhoki est professeur d’économie à l’Université de Californie à Los Angeles

Jozef Konings est professeur d’économie et directeur de recherche à la Nazabayev University Graduate School of Business et professeur d’économie à la KU Leuven.


Clause de non-responsabilité
Les opinions exprimées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement la position de la Federal Reserve Bank de New York ou du Federal Reserve System. Toute erreur ou omission relève de la responsabilité des auteurs.

Vous pourriez également aimer...