Carlos Ghosn

Economie : investigation dans les rebondissements de l’affaire Carlos Ghosn

Une enquête avant tout économique

Il s’agit d’une affaire tentaculaire qui, en raison de l’évasion spectaculaire de Carlos Ghosn, aujourd’hui réfugié au Liban, ne sera peut-être jamais jugée. Le public en a une vision kaléidoscopique : une compensation extravagante mais pour la plupart jamais payée, une maison à Beyrouth achetée par Nissan mais où vit aujourd’hui l’ex-CEO, des circuits avec l’apparition de rétrocommissions, des fêtes au château de Versailles, et même des paquets de croustilles facturés sur une ligne budgétaire avec l’apparence d’une boîte noire… Il y a tout dans l’affaire Ghosn, où l’on mélange souvent la morale, l’éthique et le droit.

En septembre, Nissan a estimé ses dommages potentiels à 35 milliards de yens, soit environ 300 millions de dollars, dont seulement une partie a été effectivement décaissée. La portée des poursuites judiciaires au Japon est plus limitée. État d’avancement de ce qui est connu des accusations, et des réponses de Carlos Ghosn.

Des rémunérations cachées ?

Toshiaki Onuma n’était pas destiné à acquérir une quelconque notoriété. Au 21e étage du siège de Nissan, à Yokohama, celui de la présidence, il occupait les fonctions de chef du secrétariat. C’est lui qui, dans le cadre de l’accord de coopération qu’il a signé avec les procureurs de Tokyo, le 1er novembre 2018, leur a apporté les documents qui ont le plus directement conduit à l’arrestation de Carlos Ghosn, le 19 novembre suivant, et à ses deux premières inculpations. « De l’exercice 2009 à l’exercice 2017, Ghosn et Greg Kelly ont dissimulé un total de 9078 milliards de yens (environ 94 millions de dollars) de rémunérations payables à Ghosn », a écrit Nissan le 9 septembre au terme de son enquête interne. Selon l’ancien patron, ces documents ne sont pas des preuves, mais des « mémos », sans valeur juridique.
Pour comprendre l’enjeu, il faut remonter dix ans en arrière. En 2009, Tokyo convertit ses entreprises cotées à la transparence des rémunérations de leurs dirigeants. Carlos Ghosn, redoutant l’effet sur l’opinion au Japon et en France – et donc sur l’État français actionnaire de Renault -, rabote sa feuille de paie. Le premier salaire qu’il révèle publiquement – pour l’exercice clos fin mars 2010 – est deux fois moins élevé que celui qu’il gagnait un an plus tôt à l’abri des regards.

Il s’engage dès lors chez Nissan une quête systématique de moyens de payer davantage Carlos Ghosn. Dès 2010, Greg Kelly teste l’hypothèse d’une rémunération versée par RNBV, la société néerlandaise commune à Renault et Nissan. Le Losange explique qu’il devra la rendre publique. La piste est écartée. Nissan crée alors une autre structure aux Pays-Bas, Zi-A, officiellement destinée à des opérations de capital-investissement. De nouveau, les hommes du 21e étage à Yokohama envisagent d’y salarier Ghosn. De nouveau, l’idée est abandonnée au moment, et ce n’est peut-être pas un hasard, où le PDG est fragilisé en France par l’affaire des faux espions chez Renault. Puis Nissan élabore un programme d’intéressement (LTIP) dont Carlos Ghosn aurait été le bénéficiaire essentiel. Il a été abandonné pour des risques fiscaux. Etc.

À l’époque, l’enjeu est l’écart entre la rémunération du patron de Nissan, l’artisan de sa résurrection après 1999, et celle de ses homologues, notamment chez General Motors, dont l’Administration Obama lui a proposé la tête en 2009. C’est ici qu’interviennent les fameux documents de Toshiaki Onuma. Le chef du secrétariat a consigné, année après année, l’écart entre le salaire de Carlos Ghosn et sa « valeur de marché ». Selon Carlos Ghosn, ces « registres » faisaient le compte de son manque à gagner, qu’il aurait fait valoir au moment de son départ du groupe. Rien d’autre. Selon Nissan, les procureurs et la SEC, l’autorité des marchés financiers aux États-Unis, ils retracent des rémunérations, certes non versées, mais effectivement dues à Carlos Ghosn. La seule signature de ce dernier, qui chez Nissan avait le pouvoir de déterminer les salaires, engageait l’entreprise y compris s’agissant de sa propre feuille de paie.
Or, si le versement différé de ces rémunérations était acquis, il fallait les rendre publiques pour que les investisseurs en soient informés. Si, au contraire, ces rémunérations n’étaient ni fixes ni certaines – puisque, comme le dit Carlos Ghosn, elles n’ont pas été validées par le conseil d’administration -, alors elles n’avaient pas à l’être. Entre l’une et l’autre version, c’est l’innocence ou la culpabilité de Carlos Ghosn qui se joue, puisqu’il a été mis en examen (deux fois, sur deux périodes différentes) pour avoir enfreint l’obligation de transparence.

« J’ai été arrêté pour des rémunérations qui n’étaient pas fixées, qui n’étaient pas décidées, et qui n’ont pas été payées. »

Carlos Ghosn lors de sa conférence de presse du 8 janvier dernier.

Chaque camp apporte des éléments à l’appui de sa thèse. Du côté de Nissan, également inculpé, et de la justice japonaise, l’accusation se nourrit de tous les indices de l’âpreté au gain de l’ancien PDG. Il y a ces modifications a posteriori du calcul du plan retraite (clôturé en 2007) de Nissan qui ont gonflé sa valeur de plusieurs dizaines de millions de dollars. Il y a ces projets de « package » de fin de carrière qui promettaient à Ghosn d’obtenir 40 à 60 millions de dollars sous forme d’indemnités de non-concurrence et autres prestations de conseil.
Il y a cette prime et ce salaire versés, par NMBV, la société créée en 2017 par Nissan et Mitsubishi quand le petit constructeur japonais a rejoint l’Alliance. Il y a ces acrobaties avec les dates d’exercice des actions de performance (SAR, share appreciation rights) qui permettaient de maximiser le gain. C’est une litanie.
La comptabilité parle cependant en faveur de Carlos Ghosn : Nissan n’avait pas provisionné ces rémunérations différées. Or, c’est par le provisionnement que les entreprises reconnaissent les sommes qu’elles doivent. Opportunément, Nissan a corrigé ses comptes après l’arrestation de son patron.
Le 23 septembre 2019, Carlos Ghosn a signé un accord transactionnel avec la SEC, qui le poursuivait pour ces mêmes raisons de transparence. 1 million de dollars pour mettre fin aux poursuites. Un arrangement assez classique outre-Atlantique derrière lequel le Japon voit une reconnaissance de culpabilité, alors qu’en droit il n’en est rien. « J’avais le choix entre payer 3 millions de dollars par an de frais d’avocats ou transiger pour 1 million », justifie en substance Carlos Ghosn.

Le droit est sujet à interprétation.

Devant une cour américaine, à Nashville, où des actionnaires voulaient introduire une class action, Nissan a lui-même souligné cet été les incertitudes dans l’application d’une loi japonaise encore assez récente et qui manque de jurisprudence. Le constructeur a mobilisé en renfort un avocat expert, Mitsuhiro Yasuda. Reste enfin la question de l’intentionnalité. Si la loi sur la transparence a été enfreinte, l’a-t-elle été délibérément ? Nissan a décrit un système dont Carlos Ghosn était le chef omnipotent et Greg Kelly, son ancien directeur de cabinet et ancien DRH, le « cerveau ». Ghosn livre une version dans laquelle c’est Nissan qui cherchait à le retenir : « Ils étaient inquiets, terrifiés, à l’idée que je quitte Nissan. La relève n’était pas prête », expliquait-il le 9 janvier au Figaro. Greg Kelly affirmait l’an dernier dans un unique entretien donné à un magazine japonais que le PDG lui avait en effet demandé de regarder les méthodes pour augmenter sa rémunération, mais cela « dans le cadre de la loi ». Greg Kelly avait au passage fait des révélations qui ont ensuite ravagé la direction de Nissan : les petits arrangements réalisés sur la valeur des SAR n’ont pas profité qu’à l’ancien PDG mais aussi à d’autres dirigeants de Nissan, dont celui qui en était le directeur général, Hiroto Saikawa. Ce dernier a été débarqué début septembre 2019.

Une enquête internationale

Deux mois après son arrestation et déjà inculpé pour dissimulation de revenus, Carlos Ghosn a été mis en examen en janvier 2019 pour un motif bien plus grave, d’abus de confiance aggravé.
Là encore, tout aurait commencé dix ans plus tôt. La crise qui mit par terre General Motors au point que Washington tenta de débaucher Carlos Ghosn a aussi laminé ses finances personnelles. Fin 2008, le patron de Nissan a besoin de cash. La banque Shinsei, qui gère ses contrats de couverture contre le risque de change, exige des garanties, du « collatéral », pour faire face au yoyo du cours du yen. Dans un premier temps, c’est Nissan qui se porte garant. Carlos Ghosn a pris un malin plaisir, en conférence de presse, à exhiber la résolution du conseil d’administration de l’époque, portant notamment la signature de Carlos Tavares, aujourd’hui patron de PSA.
Nissan reproche à son ancien patron d’avoir fait voter une disposition générale en faveur de tous ses dirigeants expatriés quand l’objectif était en réalité individuel. Carlos Ghosn rappelle que Nissan ne devait subir aucune perte. De fait, le groupe reconnaît que son ancien patron lui a remboursé à l’époque la perte qu’il avait assumée pour lui.
Mais c’est dans un deuxième temps que les choses se corsent. Après Nissan, c’est un homme d’affaires saoudien proche de Carlos Ghosn, Khaled al-Juffali, qui s’est porté garant auprès de la Shinsei Bank pour lui. Or, al-Juffali a aussi été destinataire, de 2009 à 2012, de 14,7 millions de dollars de commissions payées par Nissan. La justice japonaise y voit plus qu’un évident conflit d’intérêts. Il s’agit selon les procureurs d’un abus de confiance aggravé, d’une rémunération fictive pour service personnel rendu au patron. « Ces paiements ont été faits au prétexte de projets d’affaires spéciaux et ont été approuvés au travers de la “CEO Reserve” un budget d’urgence qui dépendait seulement de l’autorité de Carlos Ghosn et de quelques subordonnés directs », explique Nissan.

Carlos Ghosn conteste les deux points. Il affirme que la rétribution des sociétés de Khaled al-Juffali était justifiée, comme ce dernier l’a confirmé. Le Saoudien aurait apporté son aide pour dénouer une relation de Nissan avec un autre distributeur du royaume wahhabite, pour solliciter des financements du fonds souverain saoudien et pour négocier la construction dans le pays d’une usine Nissan. L’ex-patron de Nissan réfute aussi l’opacité de la source des paiements à partir de la « CEO Reserve » du constructeur.

CEO Reserve », la « réserve du PDG ». L’expression laisse imaginer une caisse noire et des financements opaques. Nissan l’a décrite comme un fonds à la discrétion du PDG (CEO) censé répondre à des situations extraordinaires comme des tremblements de terre. Il n’y a en réalité ni fonds ni caisse, mais une ligne comptable destinée à répondre aux dépenses non budgétées. Les partenaires de Nissan au Moyen-Orient y avaient-ils leur place ? Oui, parce que ce sont de petits marchés à l’échelle de Nissan, souvent instables, explique le camp Ghosn. Non, rétorquent en substance ses accusateurs, qui n’y voient que le reflet des amitiés de l’ex-PDG.

Ce dernier réfute le caractère discrétionnaire de cette réserve. « Comme si j’avais un coffre plein de cash à distribuer à mes amis !», a plaisanté Carlos Ghosn en conférence de presse. Le fugitif a projeté des formulaires de demande de paiement («application for budget usage ») des commissions litigieuses. Les demandes émanent de la direction commerciale de Nissan Middle East et sont contresignées du directeur financier du groupe (Joe Peter à l’époque), d’un membre du comité exécutif (Trevor Mann), du directeur de cabinet (Greg Kelly puis Hari Nada, l’autre cadre à avoir signé un accord de coopération avec la justice japonaise) et enfin de Carlos Ghosn.

La thèse de la caisse noire «ne tient pas debout », a martelé l’ex-patron, citant aussi les témoignages de Gilles Normand, l’ancien vice-président de NME, de Joe Peter ou d’Alain Dassas (ex-directeur financier). Nissan décrit les choses différemment. Les décaissements de la CEO Reserve partaient du « postulat » qu’ils avaient été approuvés par le PDG, a répété le groupe la semaine dernière dans le rapport final transmis à la Bourse de Tokyo. « Il y avait un problème de capacité à contrôler les dépenses et donc, en pratique, il était difficile de soulever des questions sur la légitimité des dépenses engagées. »

L’économie de la France en jeu

La CEO Reserve a payé 32 millions de dollars à SBA, Suhail Bahwan Automobiles, le distributeur de Nissan à Oman. Le groupe conteste des « paiements versés au prétexte » de bonus. C’est le motif de la quatrième inculpation, prononcée fin avril 2019.
Ces primes étaient sous-tendues par des contrats d’objectifs (volume de ventes, parts de marché par gammes…) signés chaque année entre SBA et Nissan Middle East. Dans leurs témoignages, ni Gilles Normand ni Joe Peter n’auraient dit y avoir trouvé d’anomalie. Les termes paraissaient raisonnables au vu des conditions de marché, aurait affirmé Joe Peter.

SBA n’est pas un groupe lambda. Fondé par Suhail Bahwan, actif sur plusieurs marchés de la région où les voitures japonaises sont réputées, il a écoulé près de 500 000 véhicules de l’Alliance et réalisé 9,4 milliards de dollars de chiffre d’affaires avec elle (jusqu’à 1,3 milliard par an). Ahmed Bahwan, le fils de Suhail, devenu propriétaire de SBA, a témoigné et nié toute irrégularité.
Selon Nissan, pourtant, « une partie liée » à SBA a « transféré des dizaines de millions de dollars à Ghosn et/ou à une société liée à Ghosn ». Ce propos vise le directeur général de SBA, l’Indien Divyendu Kumar, qui a créé en 2015 le holding Good Faith Investment (GFI). La justice japonaise a d’ailleurs concentré son accusation sur les 15 millions (sur 32) de bonus versés à partir de 2015 et après la constitution de GFI.
De source proche du dossier, Divyendu Kumar aurait abondé GFI à hauteur de 44 millions de dollars. Nissan estime que cette société, enregistrée au Liban et administrée par le même cabinet d’avocats (celui de Fadi Gebran, aujourd’hui décédé) que celui auquel Carlos Ghosn faisait appel, était en réalité contrôlée par son patron, ce que Carlos Ghosn nie.

GFI a investi dans deux entreprises effectivement contrôlées par lui : Shogun Investments, une société américaine dont le fils de Carlos Ghosn est aussi associé, et qui investit dans des start-up et de la gestion de portefeuille ; et Beauty Yachts, enregistrée aux îles Vierges britanniques, et qui a acheté un yacht de luxe, le Shashou, depuis rebaptisé Twig, destiné à la location mais dont la famille Ghosn a aussi fait un usage privé. Pour appuyer ses accusations, qui portent sur un détournement de 5 millions, le bureau des procureurs de Tokyo se fonderait notamment sur des instructions de virements bancaires par Carlos Ghosn.

Carlos Ghosn s’est peu expliqué sur ce qu’il considère être ses affaires personnelles. Démontrer la légitimité des paiements à SBA suffit à ses yeux à casser l’accusation de rétrocommissions. Le reste résulte selon ses proches de l’envie du directeur général de SBA d’investir aux côtés d’un patron mondialement reconnu. De source proche du dossier, l’ex-PDG de Nissan et Divyendu Kumar auraient été liés par un accord-cadre conclu à l’été 2015 chez Fadi Gebran, et prévoyant une répartition à 50-50 des éventuelles plus-values générées par leur activité d’investissement au travers de Shogun. Carlos Ghosn réfute même le soupçon de conflit d’intérêts. Divyendu Kumar n’a jamais témoigné.

Nissan, Renault, et les autres

Au moment de son évasion, Carlos Ghosn faisait donc l’objet de quatre inculpations (deux pour dissimulation de revenus différés, deux pour abus de confiance aggravé) pour lesquelles il risquait quinze ans de prison. Le bureau des procureurs de Tokyo ne s’est en revanche jamais saisi des autres faits révélés par Nissan pour mieux justifier son éviction immédiate. La justice ne reproche ainsi pas à l’ex-PDG l’acquisition par Nissan, au travers de Zi-A, de la maison de Beyrouth ou de l’appartement de Rio.

La fameuse fête de Versailles, censée célébrer les quinze ans de l’Alliance, en 2014, ne fait pas non plus l’objet de poursuites. Elle figure cependant, entre autres, dans l’audit de RNBV réalisé par le cabinet Mazars à la demande de Nissan et de Renault, et qui a identifié 11 millions d’euros de dépenses litigieuses. Il s’agit notamment de donations à une dizaine d’institutions, dont neuf au Liban, et de frais de voyages en jet pour des motifs personnels. L’audit a été transmis au parquet de Nanterre. Les deux constructeurs n’ont pas décidé à ce stade de saisir la justice néerlandaise.

La justice française mène ses propres investigations, notamment concernant une autre fête privée donnée à Versailles pour laquelle le couple Ghosn n’avait pas eu à payer la salle, et les paiements de Renault à SBA, sans qu’aucune mise en examen ait été formulée à ce stade. Une enquête préliminaire a de plus été ouverte, à la suite d’une plainte, sur les honoraires versés à Rachida Dati et à Alain Bauer.
Enfin, la justice civile est mise à contribution. Nissan cherche ainsi à contester la propriété du Twig aux îles Vierges. Carlos Ghosn a porté plainte contre NMBV aux Pays-Bas et contre Renault, aux prud’hommes, en France. De telles procédures existent aujourd’hui devant les juridictions de treize pays à travers le monde.

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