Un nouvel outil européen pour faire face à la hausse injustifiée des spreads

La Banque centrale européenne a besoin d’un nouvel outil pour empêcher la hausse actuelle des écarts, déclenchée par le resserrement de la politique monétaire, de dégénérer en une nouvelle crise de la zone euro.

La Banque centrale européenne a annoncé le 9 juin 2022 qu’elle prévoyait d’augmenter les taux d’intérêt en juillet et septembre pour maîtriser l’inflation. L’anticipation de hausses de taux s’est déjà traduite par une augmentation significative des écarts entre les pays de la zone euro. Alors que certaines divergences de rendement sont justifiées par des différences économiques fondamentales (telles qu’une dette plus élevée, des institutions plus faibles ou un risque accru d’instabilité politique), le risque est que les écarts augmentent au-delà de ce qui est justifié et deviennent incontrôlables. C’est dangereux pour les pays concernés et, en définitive, pour l’euro lui-même.

Il est peu probable que la viabilité de la dette soit compromise dans un avenir immédiat. L’écart entre les intérêts payés sur l’encours de la dette et la croissance nominale de la production (rg) devrait rester favorable au cours des prochaines années. Cela signifie que les ratios dette/PIB devraient baisser. On ne peut s’attendre à ce que les coûts de service n’augmentent que très progressivement à mesure que les taux directeurs augmentent, en partie grâce à l’allongement généralisé de la maturité des dettes souveraines au cours de la dernière décennie. Toutefois, cela laisse subsister un risque important de crises auto-réalisatrices sur les marchés de la dette souveraine de la zone euro.

C’est donc le bon moment pour un nouvel outil de la BCE pour empêcher les pays de connaître de telles crises. La présidente de la BCE, Christine Lagarde, a évoqué en mars et lors de conférences de presse ultérieures la possible introduction d’un tel instrument. Le 14 juin, Isabel Schnabel, membre du directoire de la BCE, a réitéré l’idée. Le 15 juin, le Conseil des gouverneurs de la BCE a finalement annoncé qu’il «mandater les comités compétents de l’Eurosystème ainsi que les services de la BCE pour accélérer l’achèvement de la conception d’un nouvel instrument anti-fragmentation pour examen par le conseil des gouverneurs”.

Cependant, la BCE n’a pas encore indiqué à quoi ressemblerait l’outil dans la pratique. Nous discutons de la manière dont l’outil pourrait être conçu et mis en œuvre, dans le but de neutraliser le risque supplémentaire que le resserrement monétaire pourrait imposer à certains pays, tout en restant dans les limites fixées par les traités de l’UE.

Premiers principes pour un nouvel instrument anti-fragmentation

Un outil pour faire face à l’élargissement des spreads dans la conjoncture actuelle devrait avoir trois caractéristiques principales (comme nous en avons discuté plus en détail ici) : 1) il devrait être spécifique à chaque pays, 2) il ne doit être appliqué que lorsque la viabilité de la dette des pays en question est validée par un processus qui assure la légitimité politique, et 3) elle doit être appliquée en conjonction avec les décisions de taux d’intérêt pour que l’ensemble du cadre soit cohérent.

L’outil prendrait la forme d’un programme d’achat d’actifs mais ne devrait être appliqué qu’à ceux qui font face à un élargissement excessif de leurs spreads. Mais ce que signifie « excessif » est très difficile à déterminer dans la pratique. L’intervention de la BCE dans tous les cas où les rendements augmentent significativement, sans savoir si ces hausses sont justifiées par les fondamentaux, mettrait fin à la discipline de marché. Cela serait difficile à concilier avec le traité UE et son interprétation par la Cour de justice de l’UE. Un ex ante condition donc, qui serait à la fois nécessaire et suffisante pour que la BCE justifie des achats d’actifs ciblés, serait que la dette de ce pays soit considérée comme soutenable, et que ce pays s’engage à maintenir des politiques saines pour que sa dette continue d’être soutenable. Mais la BCE devrait-elle pouvoir en décider par elle-même sans approbation politique ? Nous préférerions que la BCE s’appuie sur une évaluation externe des risques, pour éviter le risque que la BCE paraisse politisée.

Une proposition récente était que la BCE devrait créer une nouvelle « transaction monétaire sur titres (OMT) pour les chocs externes » (comme la guerre en Ukraine) qui ne serait pas conditionnée à l’approbation du mécanisme européen de stabilité mais serait mise en œuvre via une autre configuration institutionnelle. L’OMT est en effet le dispositif qui se rapproche le plus d’une spécificité nationale tout en bénéficiant du soutien politique nécessaire, apporté par l’implication du MES. Mais l’OMT a été conçu pour faire face à de véritables crises d’endettement, alors qu’il faut désormais un outil d’accompagnement des hausses de taux. Pendant ce temps, l’implication du MES dans la fourniture d’un soutien politique le rend trop lent et sujet à des compromis politiques qui pourraient ne pas être dans le meilleur intérêt du pays en détresse ou de l’ensemble de la zone euro. L’outil nécessaire aujourd’hui doit être appliqué, ou à tout le moins décidé, en conjonction avec des hausses de taux d’intérêt dans un cadre cohérent visant à neutraliser en temps réel le risque de hausse excessive des spreads. En outre, il devrait être conçu pour permettre à l’ensemble de la courbe des rendements sans risque d’évoluer vers le haut en synchronisation avec les taux directeurs à court terme, afin de resserrer efficacement la politique monétaire, tout en maîtrisant les écarts entre les pays.

Une analyse technique externe devrait confirmer la soutenabilité de la dette d’un pays, qui serait alors approuvée politiquement. Cela permettrait à la BCE d’envisager ensuite un programme ciblé d’achats d’actifs qui neutraliserait la hausse excessive des spreads dans le sillage des hausses de taux d’intérêt (ou à l’arrêt du QE), sans craindre qu’elle outrepasse son mandat ou fasse des choix politiques.

Une évaluation politique largement acceptable de la viabilité de la dette d’un pays permettrait également à la BCE de réformer son cadre de garantie. Si un processus externe peut valider la soutenabilité de la dette, la BCE pourrait ne plus se fier aux notations privées pour décider de l’éligibilité ou des décotes appliquées aux obligations souveraines, et se fier plutôt à cette évaluation externe.

L’indépendance de la BCE ne serait pas en danger puisqu’elle serait alors seule décisionnaire sur l’utilisation ou non de ce nouvel outil anti-fragmentation, mais elle déciderait en sachant qu’il existe une évaluation indépendante de la solvabilité du pays. La BCE ne serait alors pas accusée d’effectuer un financement monétaire et ne violerait pas les limites fixées par le traité UE.

Ce nouvel outil serait un complément à l’OMT, et non un substitut. L’OMT resterait à la disposition de la BCE lorsqu’il existe des risques clairs pour la soutenabilité de la dette qui nécessitent une conditionnalité du MES, mais ce n’est pas un outil pour résoudre la fragmentation financière lorsque la solvabilité n’est pas un problème.

Comment cet outil peut-il être mis en place ?

Un certain nombre de problèmes devraient être résolus pour utiliser un tel outil dans la pratique.

Comme mentionné, l’un des principaux défis est de mesurer les risques de solvabilité et d’identifier ce qui constitue une augmentation « excessive » des spreads. C’est bien sûr la question la plus difficile. Les banques centrales se trouvaient auparavant dans une position où elles devaient apprivoiser les marchés afin d’éviter une augmentation injustifiée des spreads. La « tout ce qu’il faut» Le discours du président de la BCE Draghi en juillet 2012 et la décision de mettre en œuvre le programme d’achat d’urgence en cas de pandémie (PEPP) au début de la crise du COVID-19 en mars 2020 sont des exemples montrant que la BCE savait qu’une action décisive était nécessaire pour éviter des turbulences inutiles. Dans ces deux cas, la BCE a estimé que la zone euro était vulnérable à des crises auto-réalisatrices sur ses marchés de la dette souveraine et a décidé d’agir de manière décisive en annonçant la création de programmes d’achat d’actifs (spécifiques à chaque pays) : OMT en 2012 et PEPP en 2020. Dans notre proposition, la BCE devrait également opérer au niveau des pays et déduire précisément à quel niveau le spread s’éloigne des fondamentaux – c’est-à-dire dépasse la discipline de marché nécessaire -, ce qui entrave la transmission de la politique monétaire, tandis que la dette est considérée comme durable.

En pratique, alors que les décisions en matière de taux d’intérêt et d’achat d’actifs doivent être prises ensemble, l’examen de la viabilité de la dette n’a pas besoin d’avoir lieu en même temps. La surveillance budgétaire par la Commission européenne et la procédure sur les déséquilibres macroéconomiques, qui ont lieu chaque année, pourraient servir de système de freins et contrepoids, en particulier si elles sont suivies d’une approbation politique formelle d’un organe légitime. Une telle démarche annuelle n’exclut pas la possibilité d’intervention en cas de brusque changement de situation.

Une mise en garde importante est qu’il est difficile d’imaginer que la Commission annonce un jour que la dette d’un pays est insoutenable, notamment parce qu’une telle annonce serait auto-réalisatrice (surtout si les acteurs du marché prévoient qu’il s’agit d’une obligation pour la BCE de jouer un rôle de soutien rôle). Il serait toutefois utile que la Commission présente des scénarios prospectifs reflétant les risques, puis demande à un organe politique légitime d’évaluer lequel de ces scénarios devrait être considéré comme la référence. L’une des deux choses serait alors possible.

Soit les risques sont jugés gérables et la dette d’un pays est jugée soutenable par ses pairs européens, auquel cas la BCE pourrait procéder à l’achat d’actifs (ou les accepter en collatéral) sans crainte d’outrepasser son mandat. Soit ces risques sont prohibitifs et nécessiteraient un changement majeur des politiques économiques, auquel cas le pays devrait solliciter un programme de MES avant que la BCE ne puisse décider de racheter ses actifs dans le cadre d’un programme OMT.

Garantir la légitimité

Quelle instance politique devrait jouer le rôle crucial (et exigeant) d’évaluation ? Il est difficile de répondre à cette question dans le contexte d’un cadre de gouvernance européen imparfait.

Un candidat évident est le Conseil européen, ou en fait l’Eurogroupe, dans lequel la décision serait prise à la majorité qualifiée (comme c’est le cas pour les décisions du Conseil sur le respect des règles budgétaires, alors que les décisions du MES exigent l’unanimité). Les ministres des Finances défendent avant tout les intérêts de leur pays. Cela pourrait donc conduire à des débats houleux qui sont capturés par les agendas politiques et conduisent à des résultats sous-optimaux. Mais il serait encore préférable de laisser entièrement le rôle d’imposer la discipline budgétaire aux marchés, qui réagissent de manière pro-cyclique et n’ont pas de comptes à rendre, voire de laisser la BCE décider seule. Tant qu’il n’y aura pas de trésorerie de la zone euro, ni aucune autre forme d’organe exécutif, le Conseil et l’Eurogroupe, malgré leurs défauts de gouvernance, sont les principaux organes politiques les plus à même de prendre ce type de décision au niveau de la zone euro .

Cependant, si l’on voulait s’assurer que les intérêts européens, plutôt que ceux des pays, soient pris en compte, le Parlement européen pourrait jouer ce rôle. Cela ne serait pas non plus sans problème, notamment en raison ou des arguments selon lesquels les citoyens européens sont insuffisamment représentés.

Aucune de ces solutions potentielles à ce difficile problème politico-économique provoqué par la fragmentation du marché n’est simple – ou même optimale. Mais ils représentent les meilleures options actuellement disponibles pour faire face à cette menace réelle. Le plus grand risque actuellement est le risque de ne rien faire.

D’autres questions à considérer incluent le niveau d’achats qui serait nécessaire pour ramener les spreads à des niveaux économiquement justifiés, et si les achats d’actifs pour un seul pays affectent non seulement les spreads de ce pays mais aussi ceux des autres. Les recherches de la BCE – en particulier sur la manière de modéliser les moteurs de l’évolution des spreads – sont indispensables pour comprendre la manière dont un tel outil doit être mis en œuvre. Tout comme des outils considérés comme non conventionnels ont été créés en des temps extraordinaires et ont depuis trouvé une place légitime dans la boîte à outils conventionnelle de la BCE, il est maintenant temps d’étudier comment faire face à la fragmentation financière alors que la politique monétaire se resserre. Cela pourrait s’avérer crucial pour la stabilité de l’euro.

Citation recommandée :

Claeys, G. et M. Demertzis (2022) ‘Un nouvel outil européen pour faire face à la hausse injustifiée des spreads’, Bruegel Blog20 juin


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