Le risque de criminalité contre les entreprises est-il plus élevé dans les pays plus inégalitaires ?

La montée des inégalités est l’un des défis sociétaux les plus pressants de notre époque. Selon les données de la World Inequality Database, les deux dernières décennies ont vu une augmentation de la part globale des revenus des 10 % les plus riches de la population dans toutes les 10 plus grandes économies du monde sauf deux (à l’exception de la France et du Royaume-Uni). Dans les plus grandes économies du monde, la part moyenne des revenus des 10 % les plus riches de la population est passée de 37,5 % en 2001 à 41,3 % en 2021. Cela est souvent attribué à l’évolution technologique rapide et à la concurrence du commerce international, bien que l’ampleur du changement dans les inégalités, ainsi que leurs explications sous-jacentes, sont potentiellement différentes entre les économies avancées et émergentes.

En plus d’évaluer des considérations éthiques plus larges, la recherche universitaire a commencé à déballer les nombreuses façons perverses dont les inégalités croissantes façonnent les sociétés : de la croissance économique plus faible à la réduction du bien-être subjectif et à la polarisation politique. Les chercheurs ont également exploré comment les entreprises sont impliquées dans la montée des inégalités au sein des pays, déclenchant un débat sur le rôle des entreprises pour les stimuler ou les dissuader. Une question importante qui n’a pas reçu beaucoup d’attention, cependant, est l’effet inverse, c’est-à-dire le coût potentiel que l’inégalité des revenus impose aux entreprises.

Les résultats indiquent qu’une augmentation d’un décile du coefficient de Gini est associée à une augmentation de 4 % du risque de criminalité. Il s’agit d’une forte augmentation par rapport au risque de criminalité moyen de 20 % dans l’échantillon.

Dans une étude récemment publiée, nous avons mis en lumière l’un des canaux par lesquels les inégalités affectent les entreprises, à savoir le risque de criminalité, et le rôle de la cohésion sociale dans l’atténuation de ses effets délétères. Notre analyse s’appuie sur l’enquête de la Banque mondiale sur les entreprises, qui fournit des données riches sur l’exposition à la criminalité et les pertes parmi les entreprises. La figure 1 présente un diagramme de dispersion de l’inégalité, mesurée à l’aide du coefficient de Gini, par rapport à l’exposition à la criminalité parmi les entreprises (c’est-à-dire la probabilité moyenne d’incidence de vol sur la période 2006-2018). Le graphique, qui est basé sur 122 pays couverts dans notre ensemble de données, révèle une association positive claire entre la criminalité et l’inégalité avec un coefficient de corrélation de 0,40. En Afrique du Sud, le pays le plus inégal au monde avec un Gini de 0,63, la probabilité qu’une entreprise soit victime d’un crime au cours d’une année donnée était de 43,3 %. Au Kazakhstan, où les inégalités sont modérées avec un Gini de 0,28, le risque de criminalité des entreprises n’était que de 17 %.

Figure 1. La relation entre criminalité et inégalitésFigure 1. La relation entre criminalité et inégalitésSource : Calculs des auteurs basés sur les données de la Banque mondiale

Nous avons confirmé cette association positive par une analyse de régression plus systématique qui tenait compte des différents effets de pays et d’entreprise. Les résultats indiquent qu’une augmentation d’un décile du coefficient de Gini est associée à une augmentation de 4 % du risque de criminalité. Il s’agit d’une forte augmentation par rapport au risque de criminalité moyen de 20 % dans l’échantillon.

Trois explications

Il existe au moins trois séries d’explications à cette forte association positive entre inégalité et criminalité : économiques, sociologiques et institutionnelles.

  • Gary Becker, qui a remporté le prix Nobel d’économie en 1992, a popularisé la vision rationaliste du crime, affirmant que les agents choisissent de s’engager dans des activités criminelles en pesant entre les gains attendus des activités criminelles et le travail légal. Selon ce point de vue, l’inégalité accroît l’attrait économique des actes criminels en assombrissant les perspectives des pauvres d’obtenir un emploi légal et d’accéder à une mobilité ascendante.
  • Deuxièmement, les théories sociologiques, telles que la théorie de la tension de Robert Merton, soutiennent que les pauvres ont plus de ressentiment envers les riches lorsque leurs espoirs d’améliorer leur statut deviennent insoutenables face aux disparités croissantes de revenus et de richesse. Parallèlement, la capacité des sociétés à réguler le comportement de leurs membres diminue, ce qui permet aux griefs économiques et sociaux de dégénérer en violence et en criminalité.
  • Enfin, la théorie institutionnelle suggère que l’inégalité tend à éroder le tissu social qui lie les communautés, affaiblissant ainsi les institutions qui soutiennent la légitimité des activités commerciales. Dans certains cas, les entreprises pourraient progressivement perdre leur « permis d’exploitation » à mesure que leur légitimité s’estompe lentement. Dans d’autres, les inégalités pourraient conduire à des protestations violentes ou à des mouvements sociaux radicaux qui exigent une redistribution des richesses et incriminent directement les riches et leurs entreprises. Dans notre analyse, nous insistons sur cette dernière explication.

Ensemble, ces forces économiques, sociales et institutionnelles pourraient finir par faire des entreprises de pays inégaux des cibles légitimes d’activités criminelles.

Un antidote : la cohésion sociale

Une cohésion sociale plus forte atténue-t-elle les effets néfastes des inégalités ? Pour répondre à cette question, nous avons examiné le rôle potentiel de la confiance sociale et du fractionnement pour modérer le lien entre inégalité et criminalité. La confiance sociale reflète la mesure dans laquelle les membres de la société croient en l’honnêteté, l’intégrité et la fiabilité d’autres individus (au hasard). Des recherches antérieures ont souligné que la confiance généralisée est un élément crucial de la cohésion sociale qui permet l’action collective. Nous nous attendons également à ce que les sociétés à forte confiance aient des normes morales plus élevées, ce qui diluerait la relation entre l’inégalité et la criminalité en réduisant la probabilité que les inégalités alimentent un ressentiment généralisé contre les riches. La confiance a également un effet « écologique » qui facilite l’interaction et l’interdépendance entre les membres de la communauté ayant différents niveaux de statut social. Il peut ainsi servir de mécanisme de régulation informel qui compense l’affaiblissement des institutions formelles dans les sociétés inégalitaires.

Outre la confiance, la cohésion sociale comporte d’autres éléments qui se reflètent dans les points communs cognitifs et culturels qui créent un sentiment d’identité partagé. Le fractionnement ethnolinguistique, qui rend compte des divergences cognitives et culturelles, peut être considéré comme une mesure inverse de la cohésion sociale qui façonne la relation entre l’inégalité et la criminalité. Premièrement, le mécanisme économique reliant l’inégalité et la criminalité pourrait être plus fort dans les pays où le fractionnement ethnolinguistique est plus important, car l’inégalité dans ces pays renforcera probablement l’organisation économique et l’allocation des ressources selon des critères ethniques ou raciaux. Les groupes exclus pourraient être davantage privés de leurs droits, ce qui pourrait alimenter les crimes haineux dirigés contre les entreprises appartenant à des groupes ethniques considérés comme privilégiés. Un exemple peut être les attaques des pauvres contre des entreprises appartenant à des minorités en Afrique du Sud lors des manifestations de 2021. Il existe également un grand nombre de preuves que le fractionnement ethnolinguistique tend à saper le développement d’institutions démocratiques et inclusives. Les pays fortement fractionnés ne seront donc pas bien placés pour concevoir des politiques judicieuses susceptibles d’atténuer les effets néfastes des inégalités, en particulier celles de redistribution qui transfèrent la richesse entre les groupes raciaux.

Notre analyse a confirmé que la cohésion sociale, mesurée à l’aide de la confiance sociale et du fractionnement ethnolinguistique, avait un rôle modérateur important. Le lien inégalité-délinquance diminue fortement à mesure que les niveaux de confiance augmentent, devenant insignifiant lorsque la confiance atteint les niveaux observés en Arménie et en Thaïlande (où un peu plus d’un tiers de la population fait confiance à d’autres personnes au hasard). Le lien fort entre inégalités et criminalité semble donc être principalement confiné aux pays à faible confiance.

Le lien entre l’inégalité et la criminalité est plus important à des niveaux plus élevés de fractionnement ethnolinguistique. En Chine, où le fractionnement est très faible, l’association entre l’inégalité et la criminalité n’est que la moitié de celle du Burkina Faso, où le fractionnement est beaucoup plus important.

L’inégalité n’augmente pas seulement le risque de criminalité dans les entreprises ; il est également associé à des pertes plus importantes dues à la criminalité (mesurées en pourcentage des revenus). Ces résultats, qui sont robustes à un large éventail de tests de sensibilité, mettent en évidence comment l’inégalité peut constituer un coût opérationnel caché important pour les entreprises, y compris les entreprises multinationales. Les résultats suggèrent que les risques de criminalité attribuables à l’inégalité pourraient façonner l’entrée sur les marchés étrangers et les décisions d’allocation du capital des entreprises.

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