Pouvoir : une justice étatique et énergétique revisitée

Notre ère contemporaine de crises perpétuelles exige, selon nous, une réévaluation critique du rôle potentiel de l’État, pour supplanter les réponses prédominantes menées par le marché à la crise, pour faire avancer une société plus équitable. Historiquement, toutes les grandes théories de l’État – libérales et radicales – ont été générées à des époques tumultueuses.

Nous décrivons les faiblesses des théorisations dominantes de l’État avant de situer notre argumentation dans le cadre de la résurgence de la recherche étatique radicale. Pour illustrer notre argument, nous discutons de la manière dont un État repensé, au sein de l’économie politique au sens large, peut améliorer un exemple contemporain répandu d’inégalité – l’injustice énergétique.

Tendances à la crise et réévaluation du rôle de l’État

Un discours en plein essor a bien documenté les tendances à l’intensification rapide des crises économiques, politiques, écologiques, sociales et culturelles, et leur conjonction, en particulier depuis la crise financière mondiale de 2007-08.

« L’État » est devenu un élément central des visions d’avenir, en particulier à la lumière de projets politiques contestés tels que le Green New Deal. Un certain nombre de visions progressistes des réponses programmatiques aux crises sont construites autour d’un « retour » à celui de l’âge d’or de l’État-providence keynésien.

Cette « restauration » s’articule fortement autour d’une expansion brutale des « interventions » et des « investissements » de l’État pour faciliter, entre autresune transition accélérée vers une « économie verte », des services universels (et améliorés) d’éducation, de santé et d’autres soins, l’annulation des privatisations et un revenu de base garanti pour tous les citoyens.

Nous considérons qu’il y a au moins trois problèmes critiques inhérents à cette approche de « retour à l’État keynésien » :

1 – une théorisation non historique de l’État comme « terrain de jeu neutre » ;

2 – acceptation implicite de l’État, la sphère « politique », comme formellement séparée de la sphère « économique » plutôt que co-constitutive ; et, reflétant ces deux questions,

3 – une théorie du changement désengageant le terrain étatique de l’exercice du pouvoir matériel.

Nous suggérons que les appels à une expansion non critique de « l’État », s’ils réussissent, tendront simplement à préserver et à approfondir les dynamiques existantes qui génèrent les tendances de crise du capitalisme.

Une approche plus critique et historique considère l’État comme un ensemble contingent de compromis qui infléchissent à la fois les horizons de changement possible à travers l’économie politique et les stratégies pour y parvenir. Cette approche, s’inspirant des travaux ultérieurs de Nicos Poulantzas, s’inscrit dans le corpus croissant d’études contemporaines sur la théorie critique de l’État visant à placer l’État au premier plan des discussions stratégiques sur les réponses aux nombreuses crises auxquelles notre société est confrontée.

Notre propre point d’entrée dans ces discussions est le lien de l’argument d’Ellen Meiksins Wood (2016) contre l’acceptation de la séparation du « politique » et de « l’économique » dans le capitalisme ; et les travaux d’universitaires féministes comme Nancy Fraser (2014) sur les « luttes frontalières » entre le capitalisme et ses conditions d’existence biologiques et écologiques. Nous suggérons que « l’État » est un terrain de lutte non seulement sur les formes et les fonctions de l’« économique » (à la suite de Wood et Poulantzas), mais aussi comme un terrain à travers lequel les « luttes frontalières » sur plus ou moins d’appropriation du social la reproduction écologique est déterminée (situant « l’État » dans une vision expansive de l’économie politique).

Conceptualiser l’État est donc essentiel et nécessaire pour révéler la dynamique des crises et permettre sa reconfiguration stratégique, selon nous, plutôt qu’une simple expansion. Cette approche est fondamentalement orientée vers des solutions à long terme, plutôt que purement à court terme, en créant des formes d’État plus propices à une action stratégique future.

Injustice énergétique et théorie du pouvoir

Nous illustrons notre propos par le phénomène de l’injustice énergétique.

L’injustice énergétique est le résultat des décisions, de la propriété et du contrôle qui ont un impact sur la structure et le fonctionnement des systèmes énergétiques, et qui a accès aux services de ces systèmes. C’est le résultat d’une action délibérée pour remédier à une forme identifiée d’injustice énergétique. Le résultat de la « justice énergétique » est donc co-constitutif avec l’injustice énergétique ; une forme de justice énergétique ne peut se réaliser sans l’existence d’une injustice énergétique. De plus, l’injustice énergétique :

  • a plusieurs échelles pour les ménages, les communautés, les régions, les nations et le monde ;
  • s’applique à tout le spectre de la production, de la distribution, de la réglementation et de la consommation d’énergie ;
  • reflète les spécificités et les relativités culturelles, spatiales et temporelles, et donc la diversité humaine ;
  • est affecté par des formes de participation par le biais de la prise de décision et de l’appropriation, y compris, mais sans s’y limiter, les politiques publiques ; et
  • est impacté par les institutions qui soutiennent et légitiment les économies capitalistes contemporaines.

Voici quelques exemples d’injustice énergétique :

  • les « zones de sacrifice énergétique » proches de la production d’énergie à partir du charbon, du nucléaire, du gaz, de la biomasse et de l’hydroélectricité, qui ont un impact disproportionné sur les communautés à faible revenu et ethniques ;
  • le caractère inabordable de l’énergie domestique alors que les hausses de prix ont rapidement dépassé la croissance des salaires, les ménages les plus pauvres dépensant proportionnellement plus pour l’énergie ;
  • des augmentations importantes du coût de l’énergie des ménages, entraînant des arriérés de factures et des dettes et une augmentation rapide des déconnexions aggravant la paupérisation énergétique des ménages pauvres ;
  • un accès inégal aux sources d’énergie renouvelables pour réduire les coûts d’électricité des ménages, car les propriétaires-occupants ayant la capacité financière de payer les coûts initiaux sont privilégiés par les politiques publiques et les détaillants d’énergie ; et
  • l’information des consommateurs, pour permettre des « choix de tarification » et une « meilleure gestion de l’énergie », imposée par la réglementation et accessible uniquement par Internet, n’est pas disponible pour de nombreux ménages à faible revenu.

Le discours sur la justice énergétique propose massivement des solutions qui affirment davantage la division entre l’État et l’économie, tout en situant l’État comme facilitateur des sphères privées (économiques) du pouvoir. La dynamique de profit de la sphère économique reste incontestée. Nous soutenons que ce rôle proposé de l’État – emblématique des réponses à la pandémie de COVID-19 – doit être repensé.

L'(in)justice énergétique et l’opérationnalisation de la théorie de l’État

Nous suggérons de conceptualiser le contrôle de la production et de l’accès à l’énergie comme un principe fondamental de la reproduction socio-écologique, facilité par la transformation des relations sociales politiques et économiques pour créer un contrôle démocratique et collectif à travers le continuum énergétique. Cela n’implique pas un contrôle centralisé de l’État sur l’approvisionnement en énergie, mais un contrôle local (communautaire) décentralisé facilité, au moins pendant la transition, par des actions et un soutien financier de l’État.

Les critiques de notre argument peuvent suggérer que cela sera impossible, inefficace et/ou inadéquat, ou que cela facilite simplement l’accumulation continue. En réponse, nous soulignerions les arguments de reproduction sociale sur la manière dont les gens renforcent leur capacité à exercer un pouvoir matériel – passant des conditions actuelles à un avenir où l’injustice énergétique n’empêche pas les gens de s’organiser vers une plus grande « parité participative ». Nous suggérons que la justice énergétique (au sens critique que nous employons ici) est à la base des luttes contemporaines pour des vies meilleures, plus sûres et équitables.

Les personnes affirmant un contrôle collectif et démocratique sur le continuum énergétique de la production à la consommation, quelle que soit l’échelle appropriée à leurs besoins, ouvrent des espaces pour davantage de démocratisation et de démarchandisation de leur vie.

Conclusion

Invoquer l’État comme élément nécessaire des stratégies progressistes en temps de crise, comme le fait la théorisation discursivement dominante, nous paraît utile mais insuffisant. Nous voyons plutôt l’État comme un ensemble historiquement spécifique de relations sociales articulées selon les luttes sur l’économie politique dans son sens expansif. En tant que telle, en cette période néolibérale, elle est à la fois articulée de manière à privilégier certaines « solutions » (par exemple, financer la contractualisation avec le secteur privé) et déchirée par des contradictions internes. Nous postulons qu’une théorisation relationnelle de l’État permet une navigation stratégique de ses formes et de ses fonctions.

La reconfiguration de l’État que nous envisageons, illustrée par notre exemple d’injustice énergétique, présente des voies potentielles pour les engagements communautaires, universitaires et autres vers des résolutions à long terme des crises et des luttes sociales et politiques complexes et prolongées.

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