L’économie sociale et solidaire catalane

En Catalogne, ces dernières années, une myriade d’entreprises et d’organisations ont émergé qui donnent la priorité à l’homme, à la planète et à la justice sociale au centre de leur activité socio-économique, plutôt qu’à la maximisation du capital et du profit. Ce phénomène est désigné en Catalogne sous le nom d’économie sociale et solidaire (ESS) ; d’autres labels incluent « l’économie solidaire », « l’économie sociale », « l’économie coopérative et solidaire » et « les économies transformatrices ». Historiquement, l’ESS trouve son origine dans la mise en commun précapitaliste et les coopératives, associations et mutuelles du XIXe siècle, qui constituent toutes des réponses collectives à des besoins ou à des risques sociétaux dans les domaines de l’alimentation, des soins, de la santé, du logement, travail, culture, éducation et sécurité sociale. Aujourd’hui, cette approche de l’organisation de l’entreprise et de l’activité socio-économique retrouve une pertinence renouvelée parmi les acteurs de la société civile, les décideurs publics et les universitaires qui voient le potentiel de l’ESS pour développer des sociétés qui ne sont pas caractérisées par des inégalités systémiques et des crises mondiales. L’économie solidaire catalane propose un modèle de développement transformateur basé sur des valeurs telles que la démocratie, l’égalité, la justice sociale et économique, la durabilité et le souci de la communauté. Il se définit comme un mouvement qui cherche à construire une économie au service de la vie et, en ce sens, ses objectifs recoupent les perspectives féministes envers les économies.

Le cadre plus large de l’ESS catalane englobe plusieurs grandes « familles » : le tiers secteur social (organisations de prestation de services à but non lucratif), les mutuelles, le mouvement coopératif, ainsi que diverses initiatives d’économie communautaire, y compris les projets d’économie des soins, la consommation agro-écologique collectifs, réseaux d’échanges et banques de temps, monnaies collectives, jardins urbains, gestion citoyenne des équipements publics. Au niveau territorial catalan, l’ESS au sens large englobe environ 7 422 organisations, 139 202 travailleurs individuels, une base sociale de 2,5 millions de personnes et un chiffre d’affaires de 7 853 millions d’euros. Ces statistiques confirment la déclaration faite sur une carte postale du mouvement – ​​Una altra economia és possible ja existeix ! qui se traduit par : Une autre économie est possible existe déjà !

Ma thèse de doctorat récemment achevée a retracé l’évolution du mouvement coopératif catalan et de l’économie solidaire entre les années 1975 et 2019. L’objectif était de mieux comprendre comment les acteurs sociaux ont contribué à la croissance concertée de ce mouvement de transformation socio-économique depuis les années 1990. La thèse est basée sur des entretiens qualitatifs menés avec quarante-deux personnes dans vingt-deux coopératives de travailleurs situées dans et autour de la province de Barcelone. L’analyse a comparé les expériences de ces architectes, professionnels du droit, de la finance et de l’organisation, spécialistes des sciences sociales, économistes, auteurs et journalistes, concepteurs de logiciels et multimédia, musiciens et professeurs de musique et techniciens audiovisuels. S’appuyant sur les expériences de ces participants, la thèse a poursuivi deux axes de recherche. Le premier axe de recherche était de comprendre comment ces professionnels et techniciens du secteur des services en étaient venus à considérer l’autogestion coopérative (autogestió cooperativa en catalan) comme un moyen significatif et viable d’organiser leur vie professionnelle, en particulier dans le contexte de l’emploi. crise qui a commencé en 2008. La deuxième ligne d’enquête a étudié comment les participants ont abordé les tensions impliquées dans le maintien de leurs valeurs éthiques tout en naviguant sur de multiples objectifs (sociaux et économiques) et en poursuivant la qualité de la vie au travail dans des environnements de marché capitaliste qui sont souvent défavorables à de tels objectifs .

Lorsque je suis arrivé à Barcelone en 2015 pour effectuer le travail de terrain, la Catalogne subissait encore les effets d’une crise économique, sociale et politique qui avait vu le chômage en Espagne passer de 1,94 million en décembre 2007 à 6,28 millions en avril 2013. le taux de chômage le plus élevé que l’Espagne ait connu depuis les années 1970. Avec l’éclatement de la bulle du crédit immobilier domestique en 2008, ce qui avait commencé comme une crise financière s’est répercuté sur l’économie réelle. Les citoyens ordinaires supportaient tout le fardeau de cette crise systémique à travers la destruction d’emplois, le grave endettement des ménages et les saisies massives d’hypothèques et les expulsions. La réponse politique à la crise a impliqué des mesures d’austérité appliquées aux budgets publics, des renflouements bancaires et des réformes structurelles des marchés de la finance et du travail, qui ont toutes démontré une réticence flagrante à rompre avec l’agenda néolibéral dominant.

Pourtant, cette crise systémique a également ouvert des possibilités de changement social alors que les militants de la société civile qui considéraient le changement systémique comme un impératif ont commencé à s’auto-organiser. Des mobilisations de la société civile ont eu lieu dans toute l’Espagne, en particulier à partir de 2011. Les groupes de citoyens cherchaient à rétablir et à étendre les droits sociaux, à protéger les services publics et à « reprendre le contrôle démocratique » des institutions publiques et à les rendre plus responsables. Ce renouveau démocratique à la base a fait émerger une génération d’activistes sociaux qui avaient participé à des événements de « contre-projet » entre 1994 et 2004 à Barcelone : les manifestations de masse contre la guerre en Irak, la Banque mondiale et les sommets du Conseil européen. Pour ces individus, les pires excès du capitalisme mondial les avaient éloignés de leur ville natale. Une Barcelone post-olympique connaît désormais un tourisme de masse endémique et une spéculation immobilière qui perturbent la vie sociale locale et déplacent les habitants. Ces militantes ont été à l’origine de l’émergence de nouveaux mouvements sociaux tels que l’altermondialisme, l’écologie, le pacifisme, le féminisme, ainsi que des ONG, des coopératives et des médias alternatifs. En réponse à la crise de 2008 et à une politique partisane traditionnelle délégitimée incapable de répondre aux besoins des gens, ces réseaux citoyens et organisations politiques ont inauguré ce qu’on appelle la « nouvelle politique », qui se caractérisait par des plates-formes électorales socialement progressistes basées sur une approche décentralisée et participative. la démocratie. Des succès politiques en ont résulté, notamment pour le parti anti-austérité Podemos aux élections générales espagnoles de 2015 , la plate-forme Junts pel Si aux élections législatives catalanes de 2015 et la plate-forme électorale de gauche Barcelona en Comú aux élections municipales de Barcelone de 2015 .

Ces plates-formes politiques ont créé un climat politico-économique plus favorable au développement des idées de l’ESS. À partir de 2015 environ, l’ESS est entrée dans ce que l’on pourrait qualifier de phase expansive, qui a inclus la normalisation de l’ESS par son intégration dans les institutions traditionnelles et les politiques socio-économiques générales. La volonté politique, en particulier au niveau municipal local, a soutenu des politiques favorables à l’ESS qui ont une approche à long terme, transversale et intégrée et qui ont été co-construites avec les acteurs du mouvement. L’ESS a été promue « comme un puissant moteur de transformation socio-économique qui répond […] aux multiples problèmes, défis et besoins de la ville ».

Comme le montre ma thèse, cette phase expansive représente le point culminant de la construction concertée du mouvement par des acteurs engagés du mouvement coopératif à partir des années 1980, sinon plus tôt. Entre la fin des années 1970 et le milieu des années 1990, des reprises d’usines et des entreprises autogérées ont été créées dans le secteur industriel en réponse à la crise économique et au chômage généralisé. Ces expériences ont marqué non seulement le début d’une redécouverte des formes juridiques qui permettaient l’autogestion ouvrière, mais aussi des stratégies motivées par les coopérateurs pour faire passer l’autogestion d’une position marginale et défensive à celle d’agence dans un progrès économique et social innovant. À la fin des années 1980, les entreprises coopératives formées par des professionnels et des techniciens du secteur des services en pleine expansion ont commencé à être considérées comme des acteurs sociaux potentiels susceptibles de contribuer à la réalisation de cet objectif.

À partir du milieu des années 1990, un mouvement plus idéologique et politique a commencé à prendre forme, notamment à travers la Xarxa d’Economia Solidària de Catalunya (XES), le Réseau catalan d’économie solidaire, officiellement constitué en 2003. Le XES est engagé à réaliser la transformation sociale par le biais d’un changement systémique. Depuis plus d’une décennie, un objectif stratégique clé du XES et du Red de Redes de Economia Alternativa y Solidaria (REAS) à l’échelle espagnole a été de faire progresser la démocratie économique, conçue comme un marché social décentralisé et démocratique peuplé d’entités détenues et gérées collectivement. . Contrairement au groupe coopératif basque Mondragón, qui opère dans l’industrie manufacturière à grande échelle, l’activité économique en Catalogne se compose principalement de PME situées dans le secteur des services. La collaboration, l’intercoopération et les réseaux territoriaux et sectoriels ont donc été les principales stratégies adoptées pour atteindre une plus grande échelle et bénéficier de synergies entre les entités de l’ESS.

Les membres de XES ont co-construit des institutions sociales spécifiques au mouvement, y compris des services de formation et de conseil aux entreprises, dans le but d’aider les entités à maintenir à la fois leurs valeurs fondamentales et la viabilité de leur entreprise. Des connaissances ont été générées et diffusées collectivement dans des domaines couvrant l’économie féministe, la décroissance, l’audit social et les méthodologies d’impact, le procomún (communs numériques et de savoir) et la finance éthique. Ces coopérateurs ont démontré une volonté claire de récupérer l’espoir historique de la gauche progressiste en créant des organisations et des systèmes socio-économiques qui agissent comme des alternatives réelles et viables aux modèles capitalistes, aux objectifs de maximisation du profit et aux styles de gestion hiérarchique. La proposition d’économie solidaire représente donc la volonté de repenser le socialisme à la recherche d’une plus grande efficacité et, surtout, d’une plus grande démocratie.

Les professionnels du tertiaire interrogés pour la thèse s’identifient à l’XES et à son projet éthico-politique plus large. La majorité a créé ou rejoint des coopératives de travail associé entre le milieu des années 1980 et le milieu des années 2010. Leur rôle dans le changement systémique est démontré par des études de cas coopératives, y compris dans les services juridiques ; courtage d’assurance éthique; services de journalisme, de communication et de technologie Web; et les services d’architecture, d’urbanisme et de logement coopératif. Dans chacun de ces secteurs, il est démontré qu’un marché capitaliste néolibéral et une logique commerciale peuvent compromettre la réalisation de l’éthique professionnelle et des valeurs personnelles. Ces professionnels se réapproprient plutôt le sens étymologique du terme métier, c’est-à-dire « professer quelque chose qui définit son engagement fondamental ». Ils ont adapté le coopérativisme à leurs propres préoccupations professionnelles concernant l’éthique professionnelle, la qualité de vie au travail et la contribution qu’ils pourraient apporter au développement d’une société plus juste, équitable, démocratique et durable.

Sur la base de leurs expériences, j’ai développé un cadre spécifique à la profession qui s’inspire des modèles de comportement moral existants et ce cadre a guidé la discussion sur la façon dont les membres de la coopérative ont réimaginé et remoralisé leur profession, cultivé l’agence morale et soutenu leurs multiples objectifs. Les membres sont allés au-delà des mécanismes d’autorégulation de leurs professions pour repenser radicalement les modèles d’entreprise, la responsabilité sociale et les arrangements organisationnels nécessaires pour réaliser les rôles sociaux de leurs professions. Leurs modèles coopératifs mettent en avant des éléments indispensables du monde éthique, comme la liberté d’agir, de choisir et d’assumer la responsabilité de ses choix, ainsi que la pérennité dans le temps.

La proposition catalane de l’ESS est considérée comme une proposition à long terme, étant donné que son objectif est de contribuer à reconfigurer la société et les économies sur la base des principes et des valeurs de l’économie solidaire. Elle n’offre pas et ne peut pas offrir de panacée pour les moments de crise. Sa consolidation nécessite de multiples actions de communication pour favoriser le dialogue et le consensus social sur la nécessité et l’existence d’alternatives. Ce mouvement a généré une réalité sociale durable et plausible qui attire des individus de professions et d’horizons de plus en plus divers. Cornelius Castoriadis décrit ces « idées innovantes » dans le domaine social et politique comme ayant des « effets contagieux », ce qui est en effet une source d’espoir et d’optimisme.

L’image du plateau est ‘IV Foire de l’Economie Solidaire Catalane, 2015’

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