Qu’est-ce qui rend une frappe de drone « légitime » aux yeux du public ?

Après le 11 septembre, les États-Unis ont introduit l’utilisation de véhicules aériens sans pilote armés, ou drones, pour tuer des terroristes. Les chercheurs ont étudié l’utilisation des drones par les États-Unis pendant deux décennies. En effet, le Bureau of Investigative Journalism, la New America Foundation et d’autres groupes de surveillance agrègent des données sur les frappes américaines. Pourtant, à part UK Drones et le Yemen Data Project, peu de bases de données existent pour rendre compte de l’adoption des drones par d’autres pays.

Pour combler ce manque d’informations, nous avons comparé la façon dont la variation de l’utilisation et de la contrainte spécifiques d’un pays sur les drones façonne les perceptions de la légitimité du public, ce qui, selon les chercheurs, peut influencer l’utilisation de la force par les responsables politiques à l’étranger. Nous nous sommes concentrés sur les États-Unis comme référence et avons inclus la France, qui a mené des dizaines de frappes en Afrique – à savoir au Mali – depuis décembre 2021 seulement. Les citoyens français constituent donc un test décisif pratique pour les perceptions non américaines sur l’utilisation des drones.

Notre recherche consistait en une expérience d’enquête et a abouti à trois résultats clés. Premièrement, la variation dans la manière dont un pays utilise et limite l’utilisation des drones peut façonner la perception des frappes légitimes de différentes manières. Deuxièmement, les citoyens américains et français perçoivent certains modèles de guerre par drones comme plus légitimes que d’autres. Enfin, cet effet intra-groupe et hors-groupe reflète des hypothèses uniques qui sous-tendent les perceptions de la légitimité. Ensemble, ces résultats suggèrent que les frappes antiterroristes américaines n’expliquent plus comment la plupart des pays utilisent des drones et la perception du public des frappes légitimes résulte du pourquoi et de la manière dont les drones sont utilisés. Cela a des implications importantes sur la manière dont les pays choisissent d’utiliser des drones à l’avenir.

La mondialisation de la guerre des drones

Les pays peuvent utiliser les drones de manière tactique, c’est-à-dire sur le champ de bataille, ou dans le cadre d’une stratégie visant à atteindre des objectifs militaires et politiques plus larges. Ainsi, par exemple, à l’instar d’une patrouille ou d’un raid, les commandants peuvent utiliser des drones de manière tactique lors d’engagements avec un ennemi pour atteindre des objectifs militaires limités, tels que la défense des forces terrestres. Les responsables politiques peuvent également utiliser des drones de manière stratégique pour atteindre des objectifs politiques et militaires plus larges. Les États-Unis ont stratégiquement utilisé des drones pour « décapiter » al-Qaïda au Pakistan.

Les pays peuvent également utiliser des frappes avec des contraintes différentes pour prévenir les conséquences, à savoir les pertes civiles. Les contraintes unilatérales sont imposées par les fonctionnaires d’un même pays. En mai 2013, le président Barack Obama a adopté une norme de « quasi-certitude » d’aucune victime civile lors des frappes américaines au Pakistan. Les contraintes multilatérales obligent les États à répondre aux exigences de surveillance des autres pays. Une contrainte multilatérale bien connue est l’approbation des grèves par les Nations Unies (ONU). Dans une étude récente, nous montrons qu’une telle approbation est associée à un soutien public plus élevé et à une légitimité perçue pour une grève, ce qui est cohérent à l’échelle nationale en France et aux États-Unis.

La variation dans l’utilisation et la contrainte des drones suggère quatre modèles de frappes qui émergent à l’échelle mondiale. Premièrement, les pays peuvent utiliser des drones stratégiquement avec unilatéral contrainte. Nous définissons ce modèle de guerre par drones comme « à l’horizon », ce qui implique que les pays utilisent des frappes pour attaquer des terroristes sans déployer de bottes sur le terrain. Ce modèle caractérise le mieux les frappes américaines au Pakistan. Deuxièmement, les pays peuvent utiliser des drones stratégiquement avec multilatéral contrainte, que nous appelons occupation aérienne. Ce modèle consacre la présence de drones au-dessus des autres pays, menaçant de porter atteinte à leur souveraineté, et se reflète dans les frappes américaines en Libye. Troisièmement, les pays peuvent utiliser des drones tactiquement avec unilatéral contrainte, que nous définissons comme des frappes prédatrices. Ce schéma de grèves se produit souvent lors de conflits intra-étatiques (par exemple, l’Éthiopie) et de conflits frontaliers (par exemple, au Cachemire). Quatrièmement, les pays peuvent utiliser des drones tactiquement avec multilatéral contrainte, adoptant ce que nous appelons les grèves juridiques. Un universitaire français appelle cela le « modèle français », la France menant des frappes limitées qui sont approuvées multilatéralement, comme elle le fait au Mali.

Perceptions publiques de la guerre légitime des drones

Comment ces schémas de guerre des drones façonnent-ils la perception du public de ce qu’il considère comme un usage légitime de la force, et pourquoi devrions-nous nous en soucier ? La légitimité est importante parce qu’elle reflète la perception qu’a le public d’une conduite légitime. Les recherches montrent que le public ne conteste pas ces actions légitimes, ce qui préserve le capital politique des fonctionnaires. Cela aide à expliquer pourquoi les responsables américains qualifient souvent les frappes américaines de «légitimes» et de «justes», même lorsqu’elles tuent des civils.

Pour étudier la manière dont les publics de différents pays interprètent la légitimité des différents modèles d’attaques de drones, nous avons mené une enquête expérimentale en France (909) et aux États-Unis (914). Nous avons assigné au hasard plus de 1 800 répondants à huit groupes de traitement et à un groupe témoin. Les groupes de traitement variaient la frappe de drone d’un pays fictif en termes d’utilisation (tactique ou stratégique), de contrainte (unilatérale ou multilatérale) et de victimes civiles (oui ou non). Nous avons demandé aux répondants d’évaluer la légitimité de la grève sur une échelle de 1 (faible) à 10 (élevé).

Notre analyse a abouti à plusieurs constatations. Premièrement, les citoyens américains et français perçoivent différents modèles de guerre par drones comme plus ou moins légitimes. Les Américains perçoivent l’utilisation stratégique d’une frappe comme la plus légitime et le type de contrainte est conditionné par une victime civile. Les perceptions américaines de la légitimité sont cohérentes lorsqu’une frappe est utilisée avec une contrainte unilatérale ou multilatérale et ne tue pas de civil. Lorsqu’une frappe tue un civil, cependant, la perception de la légitimité des Américains est façonnée par le multilatéralisme. Les répondants français ne différencient pas les contraintes de cette manière. Les perceptions de légitimité des répondants français sont les plus fortes lorsqu’une frappe est utilisée de manière tactique et avec une contrainte multilatérale, invariante d’une victime civile. Ensemble, ces résultats impliquent que si les répondants américains et français peuvent préférer des modèles distincts de guerre de drones adoptés par leurs pays, les Américains préfèrent également la couverture du multilatéralisme lorsque des erreurs sont commises.

Deuxièmement, les citoyens américains et français ont des opinions bien arrêtées sur les grèves qu’ils perçoivent comme légitimes. Les répondants considèrent qu’une grève menée par leur propre pays est plus légitime qu’une grève menée par un autre pays, et ce constat est plus prononcé chez les Américains. Nous constatons également que le modèle de frappe préféré des Américains est à 73 % susceptible d’être associé à un sentiment de supériorité nationale, ce qui est le score le plus élevé enregistré par les répondants américains pour tous les modèles de guerre de drones. Le modèle de frappe préféré des Français est à 42 % susceptible d’être associé à un sentiment de supériorité nationale, le score le plus bas enregistré par les citoyens français pour tout type de guerre de drones.

Pour explorer quelles hypothèses peuvent sous-tendre les perceptions de légitimité des répondants, nous avons utilisé une analyse de médiation causale qui a généré une troisième constatation. Certains chercheurs pensent que les émotions, telles que la colère ou la peur, influencent les préférences américaines et françaises pour les grèves. Les résultats sont cependant mitigés lors du test de cette hypothèse. Nous avons plutôt testé des croyances tirées de la littérature sur la guerre et le multilatéralisme. Notre analyse indique que les perceptions des répondants français concernant les grèves légitimes s’expliquent par plusieurs croyances fondamentales. Environ 20 % des perceptions de la légitimité des citoyens français reflètent la conviction que la force militaire a un rôle à jouer dans les affaires internationales. Un autre 7,5% reflète la conviction des citoyens français dans la responsabilité des grandes puissances pour la sécurité mondiale. La sensibilité aux victimes civiles constitue également près de 7,5 % des perceptions des Français interrogés sur les frappes légitimes de drones. Les Américains, quant à eux, mettent l’accent sur le droit international. C’est surprenant parce que les frappes américaines, presque par définition, violent la souveraineté. Pourtant, les Américains peuvent interpréter les drones comme un moyen de faire respecter le droit international, bien que certains universitaires pensent que cela est douteux.

L’avenir de la guerre des drones

Ces résultats ont des implications pour les frappes françaises et américaines tout en fournissant des informations sur l’évolution de l’utilisation des drones par les pays. Premièrement, malgré ou à cause de la précision des drones, la perception publique des frappes légitimes – en particulier parmi les Américains – est fortement conditionnée par les pertes civiles. Cela suggère que les responsables devraient prendre toutes les précautions pour éviter les pertes civiles lors des frappes, ce qu’ils peuvent faire en intégrant les contraintes unilatérales et multilatérales. L’administration Biden peut renforcer la légitimité perçue des frappes américaines en augmentant les négociations secrètes avec les responsables des pays intervenus avec l’approbation internationale. Dans la foulée de sa récente réélection, le président Emmanuel Macron peut adopter une norme de quasi-certitude d’aucune victime civile lors des frappes françaises pour se protéger contre les erreurs, qui se produisent souvent en temps de guerre. L’ONU a constaté qu’une frappe française au Mali en janvier 2021, par exemple, avait tué 19 civils.

Deuxièmement, l’utilisation proliférante de drones pendant les conflits, comme en Libye et en Ukraine, suggère que l’avenir de la guerre des drones pourrait être différent des frappes antiterroristes françaises ou américaines. L’utilisation de drones par les gouvernements pour répondre à la violence politique dans leur pays peut ne pas soulever les mêmes préoccupations juridiques internationales que les frappes transfrontalières. Dans le même temps, ces grèves peuvent être perçues comme moins légitimes car elles manquent de contrôle multilatéral. Cette tension suggère que le défi de la gouvernance mondiale des drones ne réside pas uniquement dans les frappes antiterroristes américaines, voire françaises. Au contraire, cela concerne de plus en plus l’utilisation de drones par les pays lors de conflits intra-étatiques et de différends frontaliers, comme celui entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Alors que les universitaires ont examiné la légalité et la légitimité des frappes antiterroristes françaises et américaines, ils devraient se concentrer sur d’autres utilisations des drones qui ont, jusqu’à présent, largement échappé au radar.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles des auteurs et ne reflètent pas la politique ou la position officielle du Département de l’armée, du Département de la défense ou du gouvernement des États-Unis.

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