David Graeber : "Le système capitaliste a terminé sa course"

David Graeber : « Le système capitaliste a terminé sa course »

Depuis quelques semaines, David Graeber est dans tous les esprits : c’est lui qui est derrière l’essai paru à la rentrée et traduit en 14 langues au sujet des bullshit jobs, ces métiers à la con, inutiles de l’aveu même de ceux qui les pratiquent. Mais Graeber est surtout un anthropologue qui a étudié au prisme de sa discipline le problème de la dette dont on parle tant aujourd’hui. Qu’est-ce que la dette, au fond ? Pourquoi est-elle le mal premier du monde néolibéral ? À qui et à quoi profite-t-elle pour qu’il ne soit pas possible de la balayer d’un revers de la main ? Les découvertes de l’anthropologue sur ces sujets bouleversent ce que l’on croit savoir sur l’argent, les banques, la finance, le commerce et la démocratie. Un entretien à mettre d’urgence sous tous les yeux.

Anthropologie et économie

Pourquoi le troc originel est-il un mythe ?

C’est un thème récurrent de l’anthropologie. Quand Adam Smith a raconté cette histoire sur le troc en 1776, c’était une hypothèse. Et depuis, les gens à travers le monde ont cherché à trouver des exemples de gens qui se comportent de la sorte. La chose remarquable, c’est que l’on n’en a jamais trouvé. Il y a un éventail extraordinaire de sociétés qui n’utilisent pas de monnaie, mais le système de troc n’apparaît jamais. Depuis un siècle, nous rappelons aux économistes ce point de vue, cette réalité, mais ils ne changent jamais d’histoire. Donc il faut se poser la question suivante : qu’est-ce que cette histoire vient raconter ? On parle d’un mythe et les mythes ont une fonction sociale. La question que j’essaie de poser est : quel est le travail accompli par ce mythe ? Et pourquoi les gens se sentent obligés de le raconter alors que tant de fois on leur a expliqué que c’était faux !

Quelle est la fonction de ce mythe dans les civilisations fondées sur l’échange et la dette, comme le monde capitaliste ?

C’est une utopie où la dette n’existerait pas. Une utopie libérale. Tout le monde peut être économiste et ne rien devoir à qui que soit d’autre. L’histoire est absurde et n’a aucun sens car elle suppose que les gens vivent dans de petites communautés et qu’ils n’auront à faire qu’au spot trade c’est-à-dire à l’échange sur place. Si j’ai besoin de quelque chose que vous avez, je vais vous offrir autre chose en échange. Si vous avez une peau de castor à m’offrir, je vais vous donner des flèches en échange. Si tu n’as pas besoin de mes flèches, il n’y a rien que je puisse faire. Ce qui est absurde car dans une petite communauté, même si je n’ai rien de ce que tu veux de moi maintenant, à l’évidence j’aurai quelque chose que toi tu désireras à l’avenir. C’est bien d’avoir des voisins, mais ce qui se passerait ce ne serait pas l’invention de la monnaie, mais celle du crédit. Et c’est exactement ce que l’on trouve sur le terrain, entre autres, des sociétés liées par des réseaux d’obligations, de promesses et de crédits. Ce n’est pas quantifié de façon exacte, mais bon c’est une dette morale au sens large.

Serait-il alors possible d’opposer deux principes d’organisation sociale dans les sociétés archaïques, celui du don et celui de la dette ?

Cela s’appelle don ou cela s’appelle dette selon les contextes. Quand on parle d’un don, on parle de quelque chose d’unique. Un don c’est simplement une forme de transaction qui ne prend pas la situation ou la position d’un échange de bien immédiat. Je te donne quelque chose et plus tard tu me donneras quelque chose. Cela peut signifier plusieurs choses. En fait, cela met en place tout un tas d’interactions différentes. C’est pour cela que je fais la distinction entre communisme, échange et interaction. Si vous donnez un cadeau à un supérieur, cela signifie qu’il n’y a pas attente de réciprocité mais que vous espérez pouvoir refaire la même chose. Si vous faites un don ou un cadeau à un proche, il n’y a pas de réciprocité immédiate car vous savez que cette personne sera toujours là. Il y a d’autre cadeau qui sont faits entre égaux mais c’est un peu différent, et là il y a des dettes. Un cadeau doit être réciproqué mais avec certaines formes. La dette existe même dans une économie de don, mais ce n’est pas le seul principe.

En quoi la question de la dette est-elle à l’origine de la démocratie ?

C’est une longue histoire et un phénomène fascinant. La plus grande partie des grands conflits de l’Antiquité est centrée sur des problèmes de dettes. C’est vrai des troubles dans l’ancienne Mésopotamie, dans l’ancienne Judée, et dans ces cas-là, la résistance a toujours pris la forme de fuite. Des gens, pour échapper à leur prédateur, adoptaient un comportement plus nomade et les cités étaient abandonnées. Puis, ils revenaient du désert et reconquerraient les villes. Il y a avait une tendance à l’insurrection populaire en Grèce. À Rome c’était un peu entre les deux. Il y avait la défection de la plèbe et les populations plébéiennes campaient à l’extérieur de la ville et menaçaient l’urbs  ; ils disaient en gros : « Si vous ne réglez pas le problème de la dette on va se casser ailleurs ». C’est comme ça que les réformes constitutionnelles se produisaient dans la Grèce et la Rome antiques. Donc la plupart des réformes constitutionnelles qu’ont créées la République romaine ou la Démocratie grecque étaient les résultantes de solutions ou de réponses aux crises.

Mais le monde classique était différent de celui du Proche et Moyen-Orient où il y avait des systèmes de crédit. L’argent était considéré comme l’abstraction des relations sociales. C’était très facile d’annuler les dettes car lorsque les troubles sociaux devenaient trop importants, la solution habituelle c’était de déclarer une amnistie des dettes. On était libre de ses dettes. Et le premier mot pour signifier liberté dans les premières langues que nous connaissons c’est un mot sumérien qui signifie « retour à la mère ». Quand ils déclaraient que les dettes étaient effacées, tous les péons, ceux qui étaient soumis en tant que garantie de leur dette, pouvaient rentrer chez eux, chez leur maman.

Dans l’histoire récente, en Grèce, c’était différent. On est passé d’un système d’argent théorique à un système de frappe de monnaie. À l’origine, l’argent physique a été créé pour payer les soldats. Et ce qui s’est produit une fois qu’il y a eu un système d’argent physique, c’était que c’était plus difficile d’annuler la dette car les gens considéraient alors l’argent comme de la matière physique. Beaucoup de gens aujourd’hui le voient comme une substance matérielle. Donc il y avait des politiques de redistribution, et annuler la dette était une façon de récupérer l’argent et de le donner à des gens qui d’une autre manière deviendraient débiteurs, d’éviter qu’ils ne deviennent des péons, des gages de leur dette. Les gens ne se rendent pas compte que la plupart des mécanismes de la démocratie athénienne, c’étaient des méthodes de redistribution des richesses. Par exemple, les citoyens étaient rémunérés pour voter. Le système athénien n’était pas seulement un système d’auto-gouvernance, mais aussi de redistribution des richesses pour éviter qu’il n’y ait un problème de la dette comme celui qui avait affecté Athènes à l’époque de Solon.

Qu’est-ce qui explique l’incapacité de nos démocraties et de nos dirigeants à avoir le dessus sur les créanciers et à imposer un effacement des dettes ?

La réponse simple est que l’on ne vit pas en démocratie.

Ah ! Dans quel système vivons-nous ?

J’ai fait un peu de recherches sur les origines de la Constitution américaine et l’utilisation et l’abus du mot démocratie, utilisé pas les fondateurs de la démocratie américaine. Ils étaient totalement opposés à la démocratie. Si on lit les propos, les préambules de la Constitution américaine, Georges Washington dit : « Nous avons un problème ici : nous avons trop de démocratie, il faut limiter cette démocratie, l’éliminer. » La seule façon de le faire était de faire une construction fédérale. Et le grand problème de l’époque était la relation  entre les créancier et les débiteurs.

En Pennsylvanie, il y avait une constitution plutôt démocratique. Un groupe de députés, de représentants, a tenté de créer un système monétaire inflationniste où l’argent se dépréciait de 20 % par an. Donc cela efface automatiquement la dette. Mais bien sûr les gens qui ont écrit la Constitution étaient les créanciers. Et ils ont été horrifiés et ont perdu beaucoup d’argent en raison de cette constitution. Et donc la première chose qu’ils ont faite, c’est d’écrire que seul le gouvernement fédéral peut émettre de la monnaie.

La dette symbolique est une notion centrale de la psychanalyse. Anthropologiquement, quelle serait la signification  de l’obsession politique de notre temps pour la dette ?

C’est une question à laquelle j’ai essayé de répondre en écrivant mon livre. Quelle est la raison profonde de cette puissance morale de la dette ? Pourquoi voyons-nous cette obligation de payer nos dettes comme prenant la priorité sur toute autre forme morale ou d’obligation ? On peut justifier des choses en raison de la dette mais on justifie des choses par la dette que nous ne pourrions jamais justifier par d’autres moyens. La conclusion à laquelle j’arrive, c’est que l’on voit la dette comme la forme la plus profonde de contrainte, d’obligation. C’est très conceptuel car il y a un concept d’obligation morale qui a été reformulé autour de l’idée de dette.

On nous a appris à intérioriser nos obligations comme étant des dettes plutôt que de comprendre les dettes elles-mêmes comme étant une forme particulière de promesse. Il n’y aucune différence morale entre la dette et toute autre promesse. Bien sûr une personne honnête tente toujours de tenir ses promesses si elle le peut. Mais une personne honnête comprend aussi que certaines circonstances changent et que les promesses aussi doivent changer, et donc que les termes de la promesse doivent être renégociés. Mais avec les dettes cette réaction ne se produit pas. Ce n’est pas une responsabilité réciproque. La responsabilité ne repose que sur une partie, c’est-à-dire le débiteur.

Y aurait-il alors un rapport entre dette et religion ?

Absolument. Prenez les pères de l’Église par exemple. Ils étaient plutôt tolérants en termes d’oppression des êtres : ils n’étaient pas contre l’esclavage, ils n’étaient pas contre la  féodalité. Toutefois, lorsqu’on passait à l’usure monétaire, il y avait une forte condamnation morale de leur part. Pourquoi la dette les émouvait plus que toutes autres formes d’exploitation ? Ils ont reconnu l’alternative morale de la dette. Ils ont compris que si on laissait la logique de la dette prendre son envol, cette morale mettrait un terme à toute autre forme de morale. Donc c’était un concurrent, pour eux, de la religion.

Pourrait-on faire un lien entre la pensée catholique, et surtout protestante, de la rédemption, et le refus de tout effacement de la dette dans le monde capitaliste actuel ?

C’est très intéressant parce que si on regarde la prière en araméen ou en grec ancien cela ne dit pas « pardonne-nous nos péchés ou nos offenses » mais « pardonne nos dettes, tout comme nous pardonnons ceux qui nous doivent de l’argent ». Mais on ne pardonne pas à ceux qui nous doivent de l’argent. Donc en fait ce que dit la prière, c’est « pourquoi Dieu nous pardonnerait puisque nous ne pardonnons pas aux autres ? » Nous sommes tous coupables.

David Graeber
David Graeber

Le capitalisme et les banques

Au stade actuel du capitalisme, un titre obligataire peut être échangé plusieurs milliers de fois par seconde. La dette n’est plus vraiment une obligation de paiement entre deux entités. En quoi vous semble-t-elle muter ?

Il y a plusieurs choses. Je pense que ce que nous avons observé depuis 1970, après que le dollar n’a plus été relié à l’étalon or, c’est le début d’un nouveau système. Toute une série de choses se sont produites rapidement : la financiarisation du capitalisme, les profits de l’industrie, l’ère de la spéculation financière. On voit le mouvement vers l’argent virtuel, on utilise de l’argent plastique plutôt que des billets. Toutes ces choses sont liées. Il faut comprendre ces points-là comme impliquant une nouvelle relation entre puissance financière et puissance politique. Pourquoi faut-il payer ? Car c’est l’État qui assure, qui garantit. Quand le dollar s’est séparé de l’étalon or, ce qui soutenait le dollar c’était la puissance militaire américaine. Mais sur un plan intérieur, les mêmes choses se produisent.

On parle de capitalisme financier comme d’une simple spéculation. Ils créent des instruments monétaires et font croire que c’est de l’argent, comme si on agitait une baguette magique et paf de l’argent apparaît. Ce que nous avons dès 1970 c’est de plus en plus de gens endettés. Ce n’est pas une coïncidence mais le résultat d’une politique gouvernementale. Si on prend en compte les choses dont les gens parlent dans les classes dirigeantes, ils en sont conscients, c’est très clair pour eux, ce n’est pas une théorie de la conspiration. Greenspan, en 1990, à la tête de la banque fédérale, disait qu’il était très important que les gens soient endettés : plus ils le sont, moins ils auront tendance à faire la grève. C’est très cynique mais cela a marché !

Imaginez que le monde capitaliste ait les moyens politiques et technologiques pour véritablement généraliser à tout rapport humain le principe de la dette et de la monétisation. Quel monde cela donnerait-il ?

Le monde que l’on a devant nos yeux aujourd’hui ! Quand la protection sociale est enlevée, les gens qui veulent aller à l’école par exemple n’ont pas d’autres choix que de s’endetter. Aux USA, le système du gouvernement est un système de corruption institutionnalisée. Nous avons voulu éliminer le problème de la corruption en la légalisant. Ce n’est pas illégal de donner de l’argent à un homme politique pour qu’il applique sa politique. C’est le principe fondamental de la gouvernance que nous avons maintenant aux États-Unis. Les entreprises écrivent en fait les lois que les législateurs votent, donc ils prennent des initiatives législatives qui vont encore plus endetter les gens.

Un foyer moyen paie directement 40 % de ses revenus à Wall Street, si vous comptez les prêts universitaires, les prêts, les cartes de crédits, les hypothèques, différentes amendes. Cela va de paire avec la financiarisation du capital. Les traders qui s’échangent ces instruments financiers, s’échangent des droits d’accès à cette dette immense pour savoir combien de temps ils peuvent tirer sur cette dette, pour savoir combien de temps ils ont avant que les gens ne cessent de rembourser. C’est ce qui s’est passé en 2008.

Les États-Unis rejouent le show du blocage budgétaire et du plafond de la dette. Anthropologiquement, quel est le sens de ce spectacle ?

C’est le parfait exemple de ce que j’ai dit du pouvoir morale de la dette. D’un point de vue économique, l’argument est stupide car en fait ce qui est censé se produire si la dette s’accroît trop, le scénario du pire, ce sera l’inflation. Mais ce qui se produit en réalité, c’est que la réserve fédérale fait tout ce qu’elle peut pour créer l’inflation, elle fait marcher les planches à billets, elle donne de l’argent aux banques mais l’inflation n’est pas là. Donc elle est incapable de la créer en dépit de ses tentatives. L’argument n’est clairement pas sincère.

Que penser de la situation de crise en Europe ?

Cela doit être pris en compte dans le concept d’un ordre politique et économique mondial, garanti en dernier ressort par le pouvoir militaire américain, sous l’ombrelle du système bancaire américain. Depuis les années 1970 on a vu une série de crises économiques, dans le Tiers-Monde, mais ce dont on ne parle pas en fait, c’est que cette série de crises est terminée, beaucoup de pays en Afrique ont encore des problèmes mais en Asie et en Amérique latine, le FMI a été chassé. Personne ne parle d’austérité ou d’ajustement structurel dans ces pays-là. La raison est que le mouvement de justice mondial a gagné. On a arrêté les accords de marché, les ajustements structurels, le FMI en 2005-2006 était lui-même quasiment en faillite. Donc ce que nous convoyons aujourd’hui c’est le processus d’effondrement de l’impérialisme.

L’Europe, bien entendu, était une alliée fidèle de cet impérialisme. Mais maintenant que cette puissance est chassée de plusieurs parties du monde, cette crise revient chez nous. La chose que nous avons vue dans les États du Tiers-Monde arrive chez nous, cela apparaît dans les zones périphériques de l’Europe. C’est le même scénario. D’abord on dit qu’il y a une crise financière, les gens ne peuvent pas rembourser car la crise est une crise morale ; et puis on élimine les institutions démocratiques. Il faut avoir des technocrates sans opinion politique qui doivent entrer en scène et sauver l’économie. Ces technocrates imposent une version hautement néolibérale de l’économie et, en fait, c’est du pillage pur et simple des ressources publiques, transférées aux mains des investisseurs privés.

État ou marché, selon vous il s’agit des flancs gauches et droit du même animal, pourquoi alors nous imposer de faire un choix ?

Je pense que c’est un piège conceptuel du XXe siècle. Si on prend l’histoire, marché et État ont toujours été entremêlés. Le marché en liquide a été créé pour payer des soldats, c’était une technologie pour faire la guerre. Regardez l’histoire : on retrouve en archéologie des pièces de monnaie : on sait qu’il y avait des campements militaires. Il y a certaines périodes de l’histoire où les marchés se détachent de l’État. Sous le califat, par exemple, dans cette grande communauté islamique du Moyen Âge. En Chine, il y a eu des périodes où les marchands étaient à la place de l’État, c’étaient eux les forces populaires. Une chose que je ne savais pas quand j’ai commencé ma recherche pour ce livre et que j’ai trouvée remarquable, c’est que ce que nous connaissons de la rhétorique du langage du marché vient de l’islam. Adam Smith a pris beaucoup de ses exemples chez Al-GhazaliW.

C’étaient des théoriciens de la liberté économique des marchés, mais leur pensée à eux était un petit peu différente : ils parlaient d’un véritable marché qui existait en dehors de toute force étatique. Les marchés s’étendaient au-delà des États et aucun État n’était là pour faire en sorte que les contrats soient respectés. Le résultat, c’est que les relations de marché devaient être fondées sur une certaine confiance. De manière paradoxale, c’étaient aussi les lignes fondamentales du communisme, grosso modo. À un niveau fondamental, tout le monde doit être responsable de ses besoins. Les théoriciens du marché ont tous les mêmes arguments qu’Adam Smith. Sa fabrique d’épingles vient directement d’Al-Ghazali, par exemple. Toutefois, il y a une petite différence : au lieu de dire que les marchés sont basés sur la concurrence, ils disent que les marchés sont une extension du principe d’aide mutuelle.

Offre et demande et « chacun selon ses besoins selon ses moyens » sont des concepts assez semblables, finalement. Mais dans l’islam médiéval, le commerce était vu comme le contraire de la bienfaisance. Dans l’Océan Indien, il y a un principe : on fait la guerre sur terre et non sur mer, la mer est là pour les échanges commerciaux. En chrétienté, ce n’était pas le cas. Le commerce était une extension de la guerre, une autre forme de force militaire. Les premières opérations capitalistes étaient militaires, ils ont investi dans des expéditions militaires, ils vendaient des parts, des actions : ils remboursaient leurs parts en pillant. Dans ce contexte, l’idée de marché libre devient différente, c’est basé sur le principe de la concurrence universelle. Ce principe n’est possible que si le marché épouse l’État. Sans ça, ça serait une guerre de tous contre tous.

Vous préconisez un jubilé. Un effacement des dettes est sans doute inéluctable. Comment faire pour qu’il ne se fasse pas à l’avantage de l’oligarchie ?

C’est la question la plus importante. Je n’ai pas voulu donner des indications politiques. Je voulais que ce soit un livre que tout le monde puisse apprécier à sa juste valeur, quelle que soit la position politique du lecteur, mais je sens que les faits que je décris ont des implications politiques. Je ne vais pas dire aux gens comment conclure. D’un autre côté, je suggère un jubilé, mais comme un outil conceptuel. Il faut effacer l’ardoise, conceptuellement. Il faut effacer ce que l’on doit. Il faut accepter le fait que l’argent n’est plus un objet, s’il l’a déjà jamais été, mais que c’est simplement une relation sociale que nous avons créée, une série de promesses que nous avons faite les uns aux autres.

La meilleure façon de faire comprendre ça aux gens, c’est simplement d’effacer l’ardoise et de recommencer. À travers l’histoire, ces effacements d’ardoise se sont produits. L’histoire la plus récente, c’est en Allemagne : après la Seconde Guerre mondiale, la dette a été effacée. C’est le fondement de la prospérité actuelle de l’Allemagne et c’est du coup un peu hypocrite que l’Allemagne ne veuille pas offrir cela à tout le monde, qu’elle refuse que d’autres le fassent maintenant. Un jubilé peut signifier beaucoup de chose. Cela peut être une façon de transformer le système. À ce point de l’histoire, ce n’est pas une question de « si » une annulation de la dette va se produire. Je pense que toute personne qui y réfléchit, même dans les classes dirigeantes, reconnaît que cette annulation doit se produire. Un jubilé va se produire. Ce dont on discute, ce n’est pas si cela va arriver, mais comment cela va arriver.

Les modalités…

Oui, à quel point cela va aller. Jusqu’à quel point ils seront honnêtes, et admettre qu’ils vont annuler la dette, ou est-ce qu’ils vont faire semblant de ne pas l’annuler. Est-ce que cela sera considéré comme quelque chose qui vient d’en haut ou quelque chose contraint par la base ? Est-ce que ça va préserver les structures actuelles de l’inégalité ou alors est-ce que ça fera advenir une société plus juste ? C’est ça, la question actuelle.

Avez-vous un job à la con ?

Vous faites dans votre article pour Strikemag le constat de l’échec de la robotique pour assister le travailleur. Pensez-vous qu’il faille arrêter la robotisation jusqu’à l’avènement d’une société qui ne cherche pas la rentabilité ?

Eh bien je pense qu’il y a eu un ralentissement technologique très important, massif. Un des plus grands signes de l’échec du capitalisme, c’est quand il a épuisé ses possibilités historiques. C’est le fait que tous les développements technologiques que l’on s’attendait à voir ne se sont pas concrétisées. Si on y réfléchit, quelqu’un qui a été élevé dans les années 1900, quelle était sa vision du monde des années 1950 ? Ils imaginaient des avions, des fusées, des téléphones, des bateaux à réaction, etc. Ils avaient raison, tout s’est produit.Dans les années 1950 et 1960, les gens imaginaient qu’en 2010, on vivrait sur la planète Mars.Qu’on se téléporterait, qu’on aurait des machines anti-gravité. Des médicaments qui nous rendraient immortels.

On n’a rien de tout ça. On n’a même pas un robot qui peut nettoyer les toilettes. Qu’est-ce qui s’est passé ? Peut-être était-ce irréaliste de notre part. Mais on n’a RIEN eu de tout cela. D’accord, on a des ordinateurs. Mais on attendait des ordinateurs avec qui l’on pourrait discuter ! Par exemple des ordinateurs qui pourraient faire votre lessive. Ben non. Je pense que la robotisation a échoué. Bien sûr, cela a effacé beaucoup d’aspects du travail manuel qui existaient précédemment. Cela n’a pas éliminé le travail manuel. On aurait pu le diminuer par deux : on n’y est pas arrivé. Cela ne l’a pas fait.

Que penser de la Chine qui commence à peine à passer au tout robotique dans ses usines ? Elle devra tertiariser des millions de travailleurs d’ici 20 ans.

C’est un signe du malfonctionnement de notre système. Diminuer le besoin de travail manuel semble être un problème, quelque chose qui ne fonctionne pas bien. C’est exactement ma question et cela se voit dès les années 1930. Beaucoup ont des emplois qui existaient. Quand Keynes a dit : « Dans cent ans, on aura une semaine de 15 heures », mais en fait c’est possible ! La plupart des emplois qui existaient de son temps n’existent plus aujourd’hui : les gens employés dans l’agriculture, dans l’industrie, même en Chine. Les gens employés dans les services domestiques, tout cela s’est effondré. Mais au lieu de passer à une semaine de 15 heures, on a créé de nouveaux emplois. Et le secteur qui a augmenté le plus, c’est celui des services, celui des fonctionnaires et celui des emplois administratifs. Dans le public comme dans le privé, d’ailleurs. En 1930, cela représentait 25 % des travailleurs. Maintenant, c’est 75 %. Dans des pays comme les USA, la Grande-Bretagne ou la France.

Y a-t-il un blocage moral dans le fait de payer aux gens toujours le même salaire pour qu’ils bossent moins ?

Je pense que c’est un problème. La morale du travail est l’un des seuls trucs qui soutienne le système. La morale de la dette et la morale du travail : les gens prennent ça très au sérieux. Ils y croient. C’est important parce qu’il n’y a pas beaucoup d’arguments liés au capitalisme qui soient véritablement contraignants. Les gens disaient que le capitalisme crée des formes d’inégalité mais même les plus pauvres deviennent de plus en plus prospères et vivent de plus en plus en sécurité. Personne ne dit plus ça. Les gens disaient que le capitalisme créerait plus de sécurité et de démocratie. Plus personne ne dit ça non plus.

Qu’est-ce qui reste comme argument au capitalisme ? Ils ne peuvent dire que deux choses. Un argument pratique d’abord : toute alternative serait pire que le capitalisme. Ou il n’y a aucun autre système possible. Ils disent « c’est ou nous, ou la Corée du Nord ». C’est tout ce qu’ils peuvent dire. Le deuxième argument est moral : il faut payer sa dette et travailler sinon tu es quelqu’un de mauvais. Ils ne veulent pas renoncer à ça. En fait, on a du chômage structurel bien plus important que ce que les classes dirigeantes veulent bien admettre. Mais en fait, ils ont divisé les chômeurs en deux catégories : ceux qui reconnaissent être au chômage et qui sont donc universellement stigmatisés… et il y a la classe des gens qui ont des jobs de merde.

Comme dans le système soviétique. Ils créaient des emplois imaginaires. C’étaient des emplois prolétaires. C’est une façon de redistribuer une petite partie des rentes capitalistes. Redistribuer un petit peu de cette rente à une classe d’individus très occupés à ne rien faire mais dans des situations structurellement conçues pour être considérées comme des classes travaillantes. Si quelqu’un avait conçu ce régime, qui renforcerait la puissance du capitalisme, ils auraient pu faire un meilleur travail. Ces choses n’ont donc pas été consciemment conçues. Elles sont apparues graduellement, elles ont émergé par des tentatives et des échecs, de telle sorte que finalement, elles renforcent le pouvoir des dirigeants.

Dans son livre Down and Out in Paris and London, Orwell évoque le travail du mendiant, pénible, répétitif et laborieux, que l’indigent reconnaît comme étant une peine…

Mais vous savez être au chômage aux USA, c’est très très pénible : un travail à plein temps.

Il évoque aussi le bullshit job qu’occupent les plongeurs dans les cuisines de grands restaurants. Vous évoquez, vous, des métiers consacrés par la société et souvent très bien payés : peut-on dire alors que le bullshit job a changé de classe ?

Oh non, plongeur, c’est du bullshit, parce que c’est horrible comme travail mais au moins on fait quelque chose qui doit être fait. Quand je parle des bullshit jobs, je parle d’emplois qui ne fournissent aucun bénéfice social. Orwell est un très bon exemple ici. Orwell était à Barcelone, en Espagne, pendant la révolution espagnole et c’est une des expériences qui a inspiré mon père quand il était à Barcelone. Il était dans les Brigades Internationales, chauffeur d’ambulance, il était à Barcelone en même temps qu’Orwell. Mon père m’a toujours dit que c’était une des plus grandes expériences sociales. Les anarchistes avaient une idée fondamentale de la réforme : ils ont foutu à la porte tous les cols blancs. Ils ont découvert une chose : rien n’a changé. Ces gens ne font fondamentalement rien. Pour la plus grande partie, ils viennent et vous engueulent pour que vous ne vous sentiez pas bien dans vos baskets.

Le consumérisme a aussi créé une société de la vitesse. Après avoir lu votre essai, le travailleur qui s’est reconnu dans vos thèses a sûrement lu 10 brèves dans la presse, des actus people et regardé 5 vidéos de chatons sur Youtube. N’y a-t-il pas, au cœur même du système, le bouclier contre toute tentative de révolte ? Comment faire comprendre aux gens qu’ils sont dans une situation de servitude volontaire ?

Prenez l’exemple des bullshit jobs. Quand j’ai écrit cela, je faisais un pari. J’essayais de deviner quelque chose. Je me fondais sur certaines preuves concrètes, il me semblait que les gens qui ont ces emplois inutiles le savent mais ne peuvent pas le dire. Regardez les dommages spirituels et moraux que cela fait à ces gens-là. Vous allez au boulot tous les jours mais secrètement, au fond de vous-même, vous savez que ce job n’a aucun sens.

Comment peut-on parler de la dignité au travail de gens qui pensent que leur travail ne devrait pas exister ? J’ai écrit cet article et les gens se sont rendus compte que j’avais raison. Cela a explosé sur Internet. En quatre semaines, c’était traduit en 14 langues. J’ai lu les commentaires, ça a pris une forme de confession. Les gens disaient « ah mon Dieu, c’est vrai ». « Moi je suis avocat dans une entreprise et je ne sers à rien, je suis amoureux tout le temps ». Comment faire dire aux gens les choses qu’ils ne sont pas censés dire ? Il y a un sens de libération des gens. Ils disent « ouais, c’est vrai, je ne fous rien ».

Et après ?

Eh bien on va vers une nouvelle crise financière, n’est-ce pas ? Rien n’a été réparé. On est à mi-chemin de la prochaine récession. Difficile d’imaginer que la prochaine crise économique ne sera pas aussi terrible que celle-ci, si ce n’est pire. C’est clair : le système capitaliste a terminé sa course. Il a un manque total pour imaginer une grande vision, une grandeur pour sauver le système, même dans les classes dirigeantes. Même si la survie de l’écosystème en dépend, il n’y a personne dans les classes dirigeantes qui a de vision pour le sortir de la crise. La raison à tout cela, c’est que le vrai projet politique des classes dirigeantes est une sorte de guerre contre l’imagination humaine.

Et même s’ils ont été incapables de créer un système capitaliste viable, là où ils ont gagné, c’est dans la guerre contre l’imaginaire. On regarde le système s’écrouler autour de nous et on n’arrive pas à imaginer quoi que ce soit d’autre. Ce qu’il faut faire, c’est ouvrir la boîte, la porte. Le moment où tu montres à quelqu’un une alternative viable, cela change sa conception. C’est ce qu’on a réussi à faire brièvement avec Occupy. La plupart des gens aux États-Unis, on leur a dit de milliers de façons différentes qu’une véritable démocratie était impossible. On ne peut pas les convaincre d’une façon logique que la véritable démocratie est possible. Elle est possible. Il faut leur montrer. Une fois qu’on le fait, les gens commencent à dire « hey, attends une minute, combien d’autres choses que je croyais impossibles seraient finalement possibles ? » À partir du moment où l’on ouvre cette porte, tout peut arriver.

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