Perspectives pour une application réussie de la loi européenne sur les marchés numériques

La Commission européenne appliquera les règles de concurrence numérique contre les grandes technologies ; en interne, il doit garantir un processus et des équipes dédiés ; à l’extérieur, il devrait assurer la coopération avec les autres juridictions et la cohérence avec les autres politiques numériques.

La loi sur les marchés numériques de l’Union européenne, approuvée en principe au niveau de l’UE en mars 2022, conférera à la Commission européenne de nouveaux pouvoirs d’exécution qui pourraient façonner les modèles commerciaux de certaines grandes entreprises technologiques. La Commission supervisera 21 nouvelles règles de concurrence auxquelles environ 14 « gardiens » numériques – des plates-formes telles que Google et Microsoft que les entreprises et les consommateurs ont du mal à éviter – doivent respecter. Les nouvelles règles traitent de divers problèmes numériques dans une économie numérique sans frontières et auront des effets d’entraînement potentiellement mondiaux. La manière dont la Commission s’organise en tant qu’autorité chargée de l’application des nouvelles règles sera donc largement surveillée. La Commission doit définir comment mettre en œuvre les règles et aura besoin de ressources et de compétences suffisantes, ainsi que d’une coopération externe avec d’autres juridictions et régulateurs numériques, pour faire face à l’intense charge de travail.

Mise en œuvre interne

La loi sur les marchés numériques (DMA) est une initiative du service de la politique numérique de la Commission (DG CONNECT), plutôt que de son service de la concurrence (DG COMP). Cependant, les règles de la DMA s’inspirent d’affaires de concurrence passées et actuelles. La Commission doit donc définir un dispositif interne associant les deux services, pour allouer les compétences et les moyens qui assureront la mise en conformité des gatekeepers.

La Commission et les « gardiens » devront également coopérer dans le cadre d’un dialogue pour garantir une conformité effective. Bien que le dialogue ne soit pas obligatoire, il pourrait donner aux contrôleurs d’accès une plus grande chance de se conformer aux règles DMA. Sans dialogue, le risque de non-conformité est plus élevé et il pourrait y avoir plus de chances que le gardien demande réparation en justice contre une décision de non-conformité de la Commission. Cependant, le dialogue aura lieu au cas par cas et prendra du temps en raison de la nécessité de mener des enquêtes sur le marché et d’obtenir les commentaires des acteurs du marché. Les gardiens pourraient également essayer d’influencer la Commission pour qu’elle agisse en leur faveur en raison de relations étroites avec les régulateurs et d’informations asymétriques.

Dans ce contexte, la Commission devrait publier des orientations pour clarifier la manière dont les contrôleurs d’accès doivent se conformer aux règles. Cette approche garantira une plus grande sécurité juridique et nécessitera moins de ressources et de temps, tant pour les entreprises que pour la Commission. Cela réduira également les risques que les contrôleurs d’accès obtiennent une influence indue sur la Commission, car cela réduira la nécessité de discussions au cas par cas entre la Commission et les contrôleurs d’accès.

Néanmoins, le dialogue pourrait encore être nécessaire dans certains cas pour adapter les mesures aux besoins du modèle commercial – concernant les caractéristiques spécifiques de confidentialité et de sécurité des plateformes, par exemple. Dans ce cas, la Commission devrait changer fréquemment d’équipe pour éviter le risque de complaisance pendant le dialogue tout en assurant des garde-fous contre « une porte tournante » entre les gardiens et la Commission, si ceux-ci ne sont pas déjà en place.

Des équipes dédiées

La DG CONNECT n’a pas d’expertise en matière de concurrence et aura donc besoin des ressources et de l’expertise de la DG COMP. Cela nécessite une répartition du travail entre les équipes de surveillance et d’application. La question de savoir si la DMA réalise ce qu’elle est censée réaliser dépend essentiellement de l’équipe d’application, et moins de l’équipe de surveillance, car sans une application appropriée, la réglementation est lettre morte. Les ressources et les compétences de l’équipe d’exécution seront donc la clé d’une DMA efficace.

Répartition du travail entre les équipes de surveillance et d’application

La DG CONNECT et la DG COMP mettent en œuvre, respectivement, les politiques numériques et les politiques de concurrence. La DG CONNECT est donc la mieux placée pour définir les règles de concurrence afin d’atteindre les objectifs numériques, tandis que la DG COMP est la mieux placée pour les faire respecter. Par conséquent, la DG CONNECT devrait fournir l’équipe de surveillance DMA car elle possède une expertise en stratégie numérique. La DG COMP devrait fournir l’équipe d’application de la DMA, car elle a l’expérience du traitement des affaires d’ententes et de fusions numériques. Les deux équipes doivent échanger fréquemment des informations, y compris des informations confidentielles, pour assurer une application correcte et cohérente.

Ressources et compétences de l’équipe d’exécution

La Commission dispose déjà de 70 personnes auxquelles elle peut faire appel pour constituer une équipe d’exécution dans ses unités IT (13), DMA policy task force (6) et digital antitrust (51).

La figure 1 montre leurs compétences. En excluant le personnel administratif (13 %) et le personnel sans informations publiques (30 %), la plupart ont une formation en droit (68 %). D’autres ont une formation en droit et en économie (10 %), en économie (8 %), en informatique (5 %), en politique (5 %), en mathématiques (3 %) et en commerce international (3 %). Une nette majorité possède une expertise en concurrence (88%), tandis que d’autres domaines, tels que la science des données ou la protection des données, ne représentent que des domaines de connaissances mineurs.

La Commission estime que l’application de la DMA nécessite un budget d’environ 81 millions d’euros et le redéploiement de 80 agents sur la période 2021-2027 (scénario 1). Le commissaire au marché intérieur Thierry Breton prévoit jusqu’à 120 employés (scénario 2) et le rapporteur DMA pour le Parlement européen Andreas Schwab a plaidé pour 220 employés (scénario 3). Le tableau 1 montre le budget total nécessaire pour chaque scénario.

Le tableau 1 indique également le budget d’application de la DMA dans chaque scénario en pourcentage du chiffre d’affaires global des gatekeepers (selon la définition d’un gatekeeper convenue par l’UE en mars, et en utilisant les dernières données pour le même groupe d’entreprises dans une précédente évaluation de Bruegel , nous évaluons les entreprises susceptibles d’être désignées comme gatekeepers : Airbnb, Alphabet (Google), Amazon, Apple, Booking Holdings, Meta (Facebook), Microsoft, Oracle, PayPal, Salesforce, SAP, Uber, Verizon (Yahoo) et Zoom ).

Le tableau 1 indique également le nombre d’employés par gardien et par règle. La Commission devra appliquer 21 règles pour environ 14 contrôleurs d’accès, bien que certaines règles ne s’appliqueront qu’à certains contrôleurs d’accès en raison de leurs modèles commerciaux différents. Les scénarios de dotation impliquent respectivement 0,3, 0,4 et 0,7 employé par règle et par gatekeeper, tandis que les budgets d’application équivaudraient à 0,005 %, 0,008 % et 0,015 % du chiffre d’affaires global des gatekeepers. Les ressources que la Commission alloue à l’application sont bien inférieures aux ressources dont disposent les gardiens pour se conformer aux règles.

Chacun des trois scénarios ne représente donc qu’une infime partie des ressources financières des gatekeepers et implique une affectation de moins d’un salarié par gatekeeper et par règle. Cela peut s’avérer trop peu face à la complexité et à la rapidité des marchés numériques et aux poches profondes des gardiens pour contester le règlement devant la Commission et les tribunaux. La Commission devrait donc envisager d’augmenter son budget à un niveau qu’elle peut raisonnablement se permettre. A titre illustratif, le tableau 1 propose un quatrième scénario : un budget équivalent à 0,04 % du chiffre d’affaires des gatekeepers permettrait d’avoir deux salariés par règle par gatekeeper, et donnerait un budget de 613 M€ et 605 salariés.

La Commission n’a pas précisé davantage les compétences requises du personnel d’exécution. Cependant, la DMA traite des questions de concurrence et de protection des données ainsi que des questions informatiques liées à l’accès aux contrôleurs d’accès et à leurs données. De plus, l’application nécessitera l’accès aux données et aux algorithmes. Sur la base des proportions actuelles d’effectifs et du scénario 4 pour l’effectif total, la composition de l’équipe chargée de faire appliquer la DMA serait d’environ 30 informaticiens, 408 juristes et 106 économistes ayant une formation en économie ou en droit et économie. Notez que ces proportions peuvent ne pas refléter avec précision la composition actuelle du personnel en raison d’un manque d’informations complètes sur les antécédents du personnel. Il devrait y avoir un nombre significatif d’informaticiens dans une composition idéale pour répondre aux besoins informatiques, en particulier pour réduire les écarts d’information entre la Commission et les contrôleurs par un accès fréquent aux données et aux algorithmes. Il peut y avoir moins d’avocats car le règlement n’impose pas d’analyses approfondies au cas par cas, comme c’est le cas en droit de la concurrence.

Certains avocats devront avoir une formation en concurrence et en protection des données pour comprendre les problèmes de concurrence liés à la vie privée. Certains économistes devront avoir une formation dans le domaine des plateformes et en économie comportementale pour comprendre comment les plateformes fonctionnent et comment elles interagissent avec leurs utilisateurs. Enfin, certains informaticiens auront besoin d’une formation en science des données et en intelligence artificielle pour analyser les données et les algorithmes, tandis que d’autres auront besoin d’une formation en génie des systèmes ou des logiciels pour examiner le fonctionnement des mesures de mise en œuvre.

Implémentation externe

Coopération avec les autres politiques numériques

La DMA ne fonctionnera pas de manière isolée mais devra travailler en parallèle avec d’autres politiques numériques. Plusieurs organismes européens traitant des questions numériques, y compris les télécommunications, la protection des données, la protection des consommateurs, la concurrence et les médias audiovisuels, pourraient conseiller et fournir une expertise à la Commission dans l’application de la DMA. Ces organismes devraient également coopérer et partager les informations et l’expertise en matière d’application pour garantir l’efficacité, l’efficience et la cohérence des différentes politiques numériques. Le groupe devrait suivre l’exemple du Digital Regulation Cooperation Forum (DRCF) au Royaume-Uni, dans lequel les autorités de la concurrence, de la protection des données, des télécommunications et financières coordonnent leurs actions à travers des projets, des approches et des équipes communes. Cela permettra d’éviter les doubles emplois tout en assurant la cohérence et l’efficacité.

Coopération avec d’autres pays

La DMA existera également aux côtés de cadres dans d’autres pays qui élaborent des règles similaires, notamment les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Australie, le Canada, la Chine, la Corée du Sud, la Turquie, l’Italie et l’Allemagne. Étant donné que les contrôleurs mettent en œuvre des pratiques similaires à l’échelle mondiale, chaque juridiction peut avoir un impact extraterritorial.

Les pays de l’UE peuvent compléter les lois de l’UE sans les contrer selon leurs préférences, mais cela pourrait entraîner des incohérences et des coûts de mise en conformité plus élevés. Par exemple, l’Allemagne a promulgué en 2021 une loi sur la concurrence de type DMA qui interdit à certaines grandes plateformes en ligne de se comporter d’une certaine manière. Les contrôleurs d’accès relevant de la DMA sont également susceptibles de tomber sous le coup des règles de concurrence allemandes ; certains, dont Alphabet, Meta, Apple et Amazon, font actuellement l’objet d’une enquête en Allemagne. La Commission et les pays de l’UE devraient donc coopérer activement et échanger des informations par l’intermédiaire du réseau européen de la concurrence (REC) existant, afin d’appliquer la DMA et les législations nationales de manière cohérente. L’ECN devrait définir un mécanisme d’attribution des affaires dans lequel la Commission est le seul responsable de l’application de la DMA, avec la possibilité de déléguer certaines affaires similaires à la DMA aux pays de l’UE en vertu de leurs lois nationales sur la concurrence, lorsqu’ils disposent des ressources et des compétences nécessaires.

La Commission devrait également coopérer et se coordonner avec les pays tiers. Au niveau de l’application, la Commission devra utiliser les instruments juridiques existants pour la coopération internationale, tels que les dérogations confidentielles, avec les autorités de concurrence et les autorités de non-concurrence. Il devra échanger systématiquement avant l’ouverture, pendant et à la fin des enquêtes. Actuellement, les régulateurs échangent fréquemment leurs points de vue pendant les enquêtes de concurrence, mais moins avant et à la fin des enquêtes (graphique 2).

Les échanges avant et après enquête seront essentiels sur les marchés numériques pour s’assurer que des ressources dupliquées ne sont pas affectées à des affaires similaires avant l’ouverture d’un dossier, et pour définir des recours communs à la fin d’une enquête (bien sûr, l’échange d’informations pose des problèmes juridiques et de confiance au-delà la portée de cet article). Enfin, la coopération pourrait être bilatérale ou multilatérale par le biais de forums internationaux tels que l’Organisation de coopération et de développement économiques et le Réseau international de la concurrence.

Citation recommandée :

Carugati, C. et C. Martins (2022) « Aperçus pour une application réussie de la loi européenne sur les marchés numériques », Bruegel Blog11 mai


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