Sur les limites de détention de l’euro numérique

Sur les limites de détention de l’euro numérique

L’une des discussions en cours sur la création d’un euro numérique – une monnaie numérique de banque centrale actuellement étudiée par la Banque centrale européenne

– concerne le plafond de détention. Ce plafond, qui déterminerait la valeur maximale des euros numériques qu’un consommateur serait autorisé à détenir, est actuellement proposé entre 3 000 et 4 000 euros.

La BCE propose également de lier automatiquement les avoirs en euros numériques au compte bancaire d'un utilisateur, une approche dite « en cascade ». Si un utilisateur n'a pas suffisamment d'euros numériques pour effectuer un paiement, le montant en euros numériques sera directement rechargé à partir du compte bancaire lié. Cette approche garantirait des paiements fluides et efficaces, mais elle crée également un conflit apparent d'objectifs.

La BCE a fait valoir que la création de l’euro numérique était en partie justifiée par la volonté de fournir un ancrage monétaire à une économie de plus en plus numérisée, à l’image du rôle que joue aujourd’hui l’argent liquide. Pour que cela soit possible, les consommateurs doivent détenir suffisamment d’euros numériques.

Mais la BCE a également fait valoir que l’euro numérique fournirait un système de paiement moderne, largement accepté et basé en Europe. L’approche en cascade et le lien qu’elle établit avec un compte bancaire réduisent la nécessité de reconstituer un stock d’euros numériques au fur et à mesure de leur utilisation. En raison de la commodité des recharges automatiques à partir d’un compte bancaire, un consommateur sera peu incité à détenir de grosses sommes d’euros numériques, voire pas du tout. Si tel est le cas, pourquoi un consommateur ouvrirait-il un compte en euros numériques ? Par conséquent, l’euro numérique pourrait ne pas fournir l’ancrage monétaire qu’il est censé fournir.

Comment déterminer la limite de détention

Les monnaies numériques des banques centrales (CBDC) comme opportunité de réformer le système financier

L’argument en faveur d’une détention plus importante, voire illimitée, de CBDC, fondée sur l’idée qu’elles pourraient offrir une opportunité de transformer le système financier, a été avancé par un certain nombre d’auteurs. Par exemple, si l’euro numérique devait être rémunéré (c’est-à-dire que les détentions d’euros numériques rapporteraient des intérêts, ce qui n’est pas prévu actuellement), cela pourrait permettre une meilleure transmission de la politique monétaire (Claeys et Demertzis, 2019). De même, les CBDC sont plus efficaces pour fournir des liquidités que les dépôts (Niepelt, 2024).

Minimiser les perturbations du système financier

Malgré les avantages potentiels décrits ci-dessus, les banques centrales n’ont pas déclaré vouloir transformer le système financier en créant des CBDC. Les banques centrales ont différentes raisons de mettre en place des monnaies numériques (voir Demertzis et Martin, 2023), mais toutes s’accordent à dire qu’elles chercheraient ainsi à minimiser les perturbations causées au système financier. Cela est également vrai pour la BCE (Panetta, 2022).

La raison pour laquelle il est nécessaire de plafonner les avoirs des CBDC est de s’assurer que la migration des fonds des comptes bancaires de détail vers les comptes CBDC ne réduise pas le montant des dépôts privés d’une manière qui aurait un impact économique important sur l’intermédiation financière. Mais comme le montre le tableau 1, les chiffres auxquels les banques centrales sont parvenues diffèrent considérablement. Pour l’euro numérique, Bidder et al (2024) ont suggéré une limite de détention différente pour la BCE, arguant qu'un montant compris entre 1 500 et 2 000 € garantirait la stabilité financière et augmenterait le bien-être.

Toutes les banques centrales se demandent quelle devrait être la valeur maximale des avoirs pour que les CBDC, si elles étaient utilisées dans leur intégralité, ne perturbent pas l'intermédiation financière. Bindseil (2020) a expliqué la réflexion de la BCE sur la limite de détention d'euros numériques. Si chaque individu transférait ce montant maximum de son compte de détail vers son compte en euros numériques, cela impliquerait une réduction de 15 % des dépôts de détail globaux pour chaque banque. Cela représenterait environ 1 000 milliards d'euros, ce qui correspond également à la valeur des billets de banque actuellement en circulation. En outre, du point de vue du consommateur, 3 000 euros représentent le revenu mensuel net moyen des ménages de la zone euro.

La Banque d'Angleterre envisage quant à elle une limite beaucoup plus élevée, comprise entre £10 000 et £20 000 (Cunliffe, 2023) par citoyen. Le raisonnement derrière cette limite plus élevée est similaire à celui avancé par la BCE : une bonne gestion des risques ainsi que la facilité d'utilisation de la monnaie. Néanmoins, il n'y aurait pas de restriction stricte sur la limite, ce qui signifie qu'elle pourrait être modifiée après l'introduction de la livre numérique. Pour les comptes en livres numériques des entreprises, une limite n'a pas encore été fixée, mais elle serait plus élevée que celle fixée pour les particuliers, compte tenu des besoins de liquidité plus importants des entreprises (Bank of England et HM Treasury, 2023).

Dans la même veine, Li et al (2023) ont montré qu’une limite de 25 000 dollars canadiens (environ 17 000 euros) serait également efficace pour éviter les perturbations du système financier. Ils mettent à nouveau en avant la nécessité de maintenir les avantages offerts par les intermédiaires financiers privés et visent donc à éviter les transferts excessifs des dépôts privés vers les avoirs en monnaie numérique.

Enfin, la banque centrale chinoise propose déjà un renminbi numérique aux citoyens. Contrairement au système uniforme envisagé par la BCE, le renminbi numérique propose différentes alternatives – les « portefeuilles » – parmi lesquelles les consommateurs peuvent choisir. Les limites de détention varient en fonction du niveau d'identification, des détentions plus élevées étant autorisées pour des niveaux d'anonymat plus faibles.

De quelle quantité d’argent numérique avons-nous besoin ?

La question des limites de détention se pose généralement sous l’angle du montant maximal qui peut être détenu sans perturber le système financier. Il convient également de se demander quel devrait être le montant minimal pour que l’euro numérique soit l’ancrage financier d’un système de paiement de plus en plus numérisé.

L'euro numérique étant censé remplacer l'argent liquide (sauf qu'il ne sera pas complètement anonyme), nous examinons le montant de l'argent liquide par habitant La monnaie en circulation est un indicateur de la demande de liquidités. La figure 1 montre la quantité de liquidités détenue par les consommateurs au début de la journée dans les pays de la zone euro. La fourchette est large, allant d'un maximum de 121 euros en Autriche à un minimum de 46 euros aux Pays-Bas.

Figure 1 : Montant moyen en espèces dans le portefeuille au début de la journée, par pays

Source : BCE, rapport SPACE 2022.

Si l’euro numérique était utilisé de la même manière que l’argent liquide, les chiffres de la figure 1 suggèrent que la limite de détention actuellement proposée de 3 000 à 4 000 € est très généreuse, et qu’une limite beaucoup plus basse pourrait suffire.

Mais l’approche en cascade proposée complique la question du montant minimum d’euros numériques qui devraient être détenus

. En plus du prélèvement automatique des fonds sur un compte lié en cas d'insuffisance de fonds sur le compte en euros numériques pour une transaction, l'inverse s'appliquera également : à savoir, si un compte en euros numériques reçoit des fonds supérieurs aux limites de détention, l'excédent sera transféré sur le compte lié (approche « cascade inversée »). Cela ajoute sans aucun doute à la commodité de l'utilisation des euros numériques, car on peut toujours les dépenser sans avoir à se soucier de savoir si les fonds sont suffisants.

Mais cela signifie également que les consommateurs n’auront jamais à transférer activement de l’argent sur leurs comptes en euros numériques. Le consommateur pourrait, en théorie, ne disposer d’aucun euro numérique sur un compte en euros numériques et être toujours en mesure d’utiliser ce mode de paiement. Un montant nul, cependant, signifie qu’il n’y a pas de fonds entièrement garantis par la banque centrale. Étant donné que le consommateur peut utiliser l’euro numérique pour effectuer des paiements de cette manière, pourquoi choisirait-il de détenir plus de zéro euro numérique à un moment donné ? Cela ne signifie-t-il pas alors que la capacité de l’euro numérique à fournir un ancrage à un système numérisé est compromise ?

Conclusions

Les banques de détail craignent que la limite de détention de 3 000 à 4 000 euros en euros numériques ne conduise à la suppression d’une part substantielle des fonds dont elles disposent, ce qui signifie qu’ils ne pourront plus être utilisés comme intermédiaires. En supposant que l’euro numérique soit adopté de manière significative par le public, les banques disposeront donc de moins de fonds sur lesquels faire des bénéfices. Si l’euro numérique devait imiter le fonctionnement de l’argent liquide, alors par rapport à l’argent liquide détenu aujourd’hui, la limite de détention pourrait être trop élevée.

D’un autre côté, l’approche en cascade, qui contribue sans aucun doute à la commodité des paiements, supprime également toute incitation à détenir des euros numériques. Pourquoi alors un consommateur ouvrirait-il un compte en euros numériques ? La BCE devra convaincre le public que l’euro numérique sera un bon équivalent numérique du point d’ancrage actuel du système, l’argent liquide.

Les références

Banque d'Angleterre et Trésor de Sa Majesté (2023) La livre numérique : une nouvelle forme de monnaie pour les ménages et les entreprises ? Document de consultation, février, disponible à l'adresse https://www.bankofengland.co.uk/-/media/boe/files/paper/2023/the-digital-pound-consultation-working-paper.pdf

Bidder, R., TP Jackson et M. Rottner (2024) « CBDC et banques : désintermédiation rapide et lente », Document de travail 15/2024, Deutsche Bundesbank, disponible à l'adresse https://www.bundesbank.de/resource/blob/931090/be2be8b2c5324245e4147d6306689312/mL/2024-04-29-dkp-15-data.pdf

Bindseil, U. (2020) « CBDC à plusieurs niveaux et le système financier », Série de documents de travail N° 2351, Banque centrale européenne, disponible à l'adresse https://www.ecb.europa.eu/pub/pdf/scpwps/ecb.wp2351~c8c18bbd60.fr.pdf

Claeys, G. et M. Demertzis (2019) « La prochaine génération de monnaies numériques : à la recherche de la stabilité », Contribution politique 2019/15, Bruegel, disponible à https://www.bruegel.org/policy-brief/recherche-de-monnaies-numeriques-de-nouvelle-generation-et-stabilite

Cunliffe, J. (2023) « The digital pound », discours prononcé à UK Finance, 7 février, disponible sur https://www.bankofengland.co.uk/speech/2023/february/jon-cunliffe-speech-at-uk-finance-update-on-central-bank-digital-currency

Commission européenne, (2023) « Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil sur l'établissement de l'euro numérique », COM(2023) 369 final, disponible à l'adresse suivante : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:52023PC0369

Li, J., A. Usher et Y. Zhu (2024) « Monnaie numérique de la banque centrale et choix bancaires », Document de travail du personnel N° 2024-4, Banque du Canada, disponible à https://www.banqueducanada.ca/2024/02/document-de-travail-du-personnel-2024-4/

Niepelt, D. (2024) « Argent et banque avec réserves et CBDC », Le Journal de la Financedisponible à https://doi.org/10.1111/jofi.13357

Panetta, F. (2022) « L'euro numérique et l'évolution du système financier », déclaration introductive à la commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen, 15 juin, disponible à l'adresse https://www.ecb.europa.eu/press/key/date/2022/html/ecb.sp220615~0b859eb8bc.fr.html

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