Les difficultés croissantes de l'axe franco-allemand à diriger l'Union européenne ont été attribuées à l'affaiblissement du président Macron et du chancelier Scholz sur le plan intérieur et à leur manque d'alchimie personnelle. Ces facteurs jouent clairement un rôle en réduisant la volonté de compromis. Mais les divergences structurelles entre les deux économies sont la principale raison du raté du moteur franco-allemand.
Depuis la crise financière mondiale de 2007-2009, l’Allemagne a mené des politiques budgétaires strictes et a basé sa croissance sur les exportations nettes, alimentées par une spécialisation manufacturière dans des technologies relativement matures et des services traditionnels, aidée également par de faibles coûts énergétiques.. Les investissements publics et privés ont été faibles et l’Allemagne a ignoré les effets négatifs du vieillissement de la population.
En revanche, la France a bénéficié d’une meilleure dynamique démographique et s’est concentrée sur les services avancés et l’innovation productive. Cependant, il n’est pas parvenu à maîtriser ses déséquilibres extérieurs en ajustant ses dépenses publiques très élevées.
Au début de la crise financière mondiale, le ratio dette publique/PIB de la France était légèrement supérieur à 60 %. Ce ratio était inférieur à la moyenne de la zone euro et proche du ratio allemand. Mais à la fin de la crise prolongée dans la zone euro (2013), ce ratio avait augmenté d'environ 60 % en France et de 45 % en moyenne dans la zone euro. Par la suite, avant la pandémie, le ratio dette publique/PIB de la France a continué d’augmenter, contrairement au reste de la zone euro. Depuis la pandémie, il est resté supérieur à 110 pour cent, contre une moyenne de 90 pour cent dans la zone euro et d’environ 60 pour cent en Allemagne.
La dette française a été tirée par des déficits publics dépassant systématiquement les 3% (sauf pour 2018-2019). La France est le seul pays de la zone euro à n'avoir jamais réalisé, depuis 2001, d'excédent de solde primaire (le solde budgétaire net des charges financières sur sa dette). Les dépenses publiques en part du PIB en France sont restées supérieures d'environ sept à dix points de pourcentage à la moyenne de la zone euro et sont actuellement supérieures d'environ neuf points à celles de l'Allemagne. Cette gestion budgétaire laxiste ne s'est pas traduite par des taux de croissance plus élevés en France, notamment en termes de par habitant PIB.
Ce contexte permet de comprendre pourquoi les résultats des élections européennes de juin en France ont constitué un tournant, indépendamment du résultat immédiat des élections nationales annoncées ultérieurement.
Depuis le lancement de l'euro en 1999, l'axe franco-allemand privilégié a accordé à la France une sorte d'impunité face aux règles européennes et à la pression des marchés. Le commentaire « parce que c'est la France » En 2016, Jean-Claude Juncker, alors président de la Commission européenne, avait justifié le manque d’application des règles de l’UE en matière de dette en soulignant de manière provocatrice que la protection allemande avait longtemps fourni à la France un bouclier suffisant pour contourner les règles de l’UE et désamorcer l’instabilité des marchés. Les gouvernements français ont ainsi pu concilier des objectifs opposés. Leur défense du modèle européen traditionnel s’est traduite par des instruments efficaces d’inclusion sociale, mais aussi par diverses formes de retraite anticipée, des incitations publiques à des initiatives innovantes, notamment dans les services, et une gestion inefficace des entreprises publiques ou privées, entre autres lacunes.
Le résultat a été un déchirement de la société française qui a transformé de nombreux organismes intermédiaires (tels que les syndicats, les associations professionnelles et les autorités locales) en lobbies protégeant les positions en quête de rente. Les faiblesses des corps intermédiaires ont créé des fractures entre les habitants des quartiers privilégiés, généralement les grandes villes, et le reste de la population. Les valeurs et les objectifs des élites ne sont plus compatibles avec ceux d'une grande partie de la population, qui défend la statu quo.
Dans le nouveau contexte international caractérisé par des jeux à somme nulle et des luttes pour la suprématie technologique, la structure économique et institutionnelle vulnérable de l'Allemagne et la fragilité de son leadership politique ne peuvent plus protéger la France d'une éventuelle instabilité des marchés. De plus, la faiblesse des organismes intermédiaires français rend difficile l'atténuation des effets perturbateurs des inévitables changements du tissu social.
Les électeurs français ont le sentiment que leur pays est pris dans une impasse : maintenir sa position nationale au sein de l’UE et se protéger des menaces extérieures implique de sacrifier les intérêts de nombreuses composantes d’une société divisée. Pourtant, la majorité se trompe en pensant qu’elle peut protéger les intérêts spécifiques de ses électeurs en se repliant sur elle-même.
L’UE ne peut se permettre de perdre ni la force politico-institutionnelle ni le potentiel économique innovant de la France. Une tâche importante pour la nouvelle Commission européenne sera donc de contribuer à reconstruire la cohésion française dans le cadre d’une réforme globale du modèle social européen.