Le risque de stagflation est-il réel ?

La plupart des prévisions économiques prévoient un retour, à moyen terme, à la croissance et à l’inflation d’avant la pandémie. Néanmoins, la Banque centrale européenne et les autorités fiscales doivent être vigilantes aux signes du contraire.

L’inquiétude de la stagflation semble être la nouvelle mode en Europe et dans d’autres économies avancées, alors que l’expérience des chocs d’offre des années 1970, qui ont augmenté l’inflation et réduit la croissance, est activement réexaminée. Lors d’une récente conférence de presse, la présidente de la Banque centrale européenne, Christine Lagarde, a dû rassurer les auditeurs sur le fait que la stagflation était peu probable.

Jusqu’à présent, nous avons eu la composante « stag » en 2020, avec une baisse du revenu réel de plus de 6 % dans la zone euro, et nous avons la composante « flation » en 2021, avec une inflation des prix à la consommation supérieure à 4 %, mais pas les deux à la fois, comme l’exigerait la stagflation. D’autres économies avancées vivent des expériences similaires. La question intéressante est ce qui pourrait se passer à moyen terme : les composantes « stag » et « flation » pourraient-elles se produire simultanément et persister pendant un certain temps ?

Plus généralement, sur quelle voie s’installera l’économie de la zone euro après le choc du COVID-19 ?

En principe, trois scénarios sont possibles :

  1. Un mouvement vers une croissance plus élevée et une trajectoire d’inflation, disons 2,0 à 3,0 % ;
  2. Un retour à la situation d’avant COVID-19, avec une croissance et une inflation de l’UE à 1,0-2,0% ;
  3. Ou un passage à la stagflation, où la croissance et l’inflation n’évoluent plus dans la même direction, disons avec une inflation supérieure à 0 % et une croissance inférieure à 1,0 %.

Le premier scénario est le plus attractif, car la BCE pourrait contrôler l’inflation en serrant la politique monétaire tout en évitant une récession. Le deuxième scénario est terne, mais pas pire que la dernière décennie. Le troisième scénario est le plus préoccupant, avec deux « mauvais », une inflation élevée et une croissance faible ou négative, et la banque centrale confrontée au dilemme du « mauvais » à combattre.

Dans ce billet, nous voulons savoir quel scénario macroéconomique à moyen terme s’intègre dans les prévisions des institutions officielles, des prévisionnistes privés et, autant que possible, dans les prix du marché.

Il y a une certaine justification à l’inquiétude sur le front de l’inflation.

Les prix à la consommation ont poursuivi leur accélération en octobre, atteignant 4,1 % (graphique 1). Il s’agit de la croissance la plus rapide observée depuis 2008.

Graphique 1 : Prix à la consommation dans la zone euro 2000-2021 (non corrigés des variations saisonnières)

Source : Entrepôt de données statistiques de la Banque centrale européenne.

Un examen des facteurs d’une inflation plus élevée est le premier moyen d’évaluer si une croissance supérieure à l’objectif d’inflation de 2 % est temporaire ou est susceptible de persister.

La figure 2 montre que l’augmentation récente de l’inflation est principalement due aux prix de l’énergie, en particulier du gaz. Certains facteurs temporaires, tels qu’un hiver froid et un été chaud, ont provoqué un boom de la demande de gaz en Asie. Les problèmes d’offre jouent également un rôle, notamment les goulots d’étranglement logistiques et le COVID-19 qui met à rude épreuve l’offre de main-d’œuvre. Ces facteurs ont des échelles de temps différentes. La baisse de l’approvisionnement en GNL due au retard de maintenance des travaux pendant la pandémie et à l’insuffisance des installations de stockage de gaz pourrait être résolue à moyen terme. D’un autre côté, la décarbonation et la transition énergétique pourraient maintenir les prix du gaz élevés sur une plus longue période puisque le gaz est une source d’énergie transitoire. Les contrats à terme sur le pétrole et le gaz ont suivi de près les prix au comptant dans leur ascension précipitée, mais ne montrent aucun signe d’une nouvelle augmentation des prix de l’énergie qui maintiendrait l’inflation à un niveau élevé pendant longtemps. Dans les années 1970, il y a eu deux vagues d’augmentation des prix du pétrole, la première en 1974 où l’augmentation a presque triplé et la seconde en 1979, quand il y a eu un nouveau doublement du prix du pétrole. Dans l’ensemble, entre 1973 et 1980, le prix du pétrole est passé d’environ 3 $ le baril à près de 40 $. L’augmentation du prix du gaz d’un facteur inférieur à 2,5 n’est pour l’instant pas comparable au choc pétrolier des années 1970.

Graphique 2 : Composition de l’inflation IPCH dans la zone euro, 2008-2021

Source : Entrepôt de données statistiques de la Banque centrale européenne.

Des facteurs autres que l’énergie ont également contribué à la croissance des prix : l’inflation sous-jacente a atteint 1,9 % en septembre 2021 (graphique 1). Les services ont contribué à l’augmentation, notamment dans les secteurs nécessitant des contacts personnels élevés, car ils ont rouvert après les fermetures. L’inflation des services aurait atteint 1,7% en septembre selon la BCE. Il convient de noter que l’inflation étant calculée selon les modèles de consommation de l’année précédente (c’est-à-dire 2020 pour l’inflation 2021), les services sont sous-représentés dans le panier actuel. Ainsi, la BCE a indiqué que l’utilisation des pondérations 2019 pour l’inflation pousserait l’inflation des services en septembre à 2,1% au lieu de 1,7%.

Les goulets d’étranglement du côté de l’offre jouent également un rôle, en particulier l’augmentation des coûts de transport. La figure 3 montre une hausse sans précédent des coûts de fret de la Chine vers les États-Unis et l’Europe, même si les coûts se sont modérés plus récemment. Ces ruptures d’approvisionnement sont causées par des déséquilibres entre l’offre et la demande, car la demande a augmenté plus rapidement suite à la facilité des blocages mais avec des pénuries de main-d’œuvre dans le secteur de la logistique. Des preuves anecdotiques montrent l’énorme demande de travailleurs dans le transport, à la fois les camionneurs et les travailleurs portuaires, et le déchargement des marchandises expédiées de Chine.

Figure 3 : Données de l’indice Freightos

Source : Bruegel d’après les données Bloomberg.

Une vue synthétique de l’inflation attendue, telle qu’elle est obtenue à partir des prix du marché, peut être évaluée en examinant le point mort d’inflation, comme dans le graphique 4. Alors que la jambe fixe des swaps d’inflation avec une échéance de cinq ans prévalant sur un horizon de cinq ans inférieur à 1,0 % au début de la récession, il est désormais proche de 2,0 %, le niveau actuel de l’inflation sous-jacente. Ceci est cohérent avec le marché financier qui s’attend à ce que les augmentations de l’énergie et d’autres facteurs spéciaux soient temporaires.

Graphique 4. Point mort d’inflation dérivé des swaps d’inflation.

Source : Bruegel d’après les données Bloomberg.

Une évaluation à plus long terme de l’inflation dans la zone euro peut être obtenue en examinant le graphique 5 qui cartographie l’IPCH avec deux tendances : l’une à partir de 2001, avec une pente d’exactement 2 % et l’autre entre 2014 et 2021, avec une pente inférieure à 1%.

Figure 5. Niveau des prix IPCH et deux tendances (extrapolés à partir des prévisions de Goldman Sachs)

Source : Bruegel d’après les données d’Eurostat.

Deux phénomènes se dégagent de la figure : d’une part, une nette cassure de la tendance de l’IPCH à partir de fin 2013 et d’autre part, une nette accélération du niveau des prix en 2021, le déplaçant vers le niveau qu’il aurait atteint s’il avait augmenté constamment à 2 % pour toute la période. Bien entendu, la BCE étant un viseur d’inflation et non de niveau de prix, il n’est pas nécessaire d’atteindre la tendance des 2%. Néanmoins, sur la base du graphique 5, on ne pouvait exclure que la BCE puisse revenir à son objectif d’inflation de 2 %, comme le laisse entendre le point mort d’inflation du graphique 4.

Le cadre qui semble le plus utile pour examiner si la croissance stagne post-COVID est celui développé par Summers et Blanchard pour évaluer le phénomène d’hystérésis, l’idée que les récessions pourraient avoir des effets permanents, ou du moins persistants, sur la production potentielle qui nécessitent des effets macroéconomiques progressifs. pour se remettre des effets négatifs persistants sur l’emploi.

Nous utilisons ici ce cadre sans connaissance préalable des conséquences de la récession COVID, plus comme un schéma d’interprétation des développements que comme un dispositif pour tester une hypothèse.

La figure 6 présente le (log du) PIB réel dans la zone euro entre 1996 et juin 2021. La ligne est ensuite extrapolée à 2024 sur la base des prévisions de Goldman Sachs. Comme le montre le tableau 1 ci-dessous, les estimations de cette banque d’investissement sont proches de celles d’autres prévisionnistes, disponibles jusqu’en 2023, donc choisir l’une ou l’autre source ne fait pas beaucoup de différence.

Deux tendances sont identifiées dans le comportement du PIB réel : une première prévalant entre 1995 et le début de la crise financière mondiale en 2008, une seconde plus plate, commençant entre 2008 et 2009.

La crise financière mondiale fait suite au cas de la « super-hystérésis », une baisse du PIB avec un taux de croissance toujours plus faible après la récession[1]. Ce n’est pas le cas de la récession COVID, à moins que les prévisions disponibles pour les trois ans et demi à venir ne soient vraiment fausses : le PIB devrait revenir (proche) aux niveaux d’avant COVID dans quelques années, donc ni super-hystérésis ni l’hystérésis ne semblent prévaloir. La différence entre les conséquences des deux récessions n’est pas surprenante : la première a été causée par des perturbations endogènes générées dans le secteur financier, la seconde était totalement exogène et donc susceptible d’être dépassée lorsque le choc externe se dissipera.

[1] Deux hypothèses ont été avancées pour expliquer le faible taux de croissance après la Grande Crise Financière : le « supercycle de la dette », de K. Rogoff, Supercycle de la dette, pas stagnation séculaire, dans Progrès et confusion, éditeurs O. Blanchard, R. Rajan, K. Rogoff et L. Summers. Presse MIT. Et la stagnation séculaire, que Summers a réaffirmée, à la suite de Hansen : A. Hansen, Progrès économique et déclin de la croissance démographique (discours aux réunions de l’AEA 1938), American Economic Review, mars 1939. Vol XXIX, NO. 1, PARTIE IL Étés, Repenser la stagnation séculaire après dix-sept mois. In Progress and Confusion, éditeurs O. Blanchard, R. Rajan, K. Rogoff et L. Summers. Presse MIT.

Figure 6 : PIB, zone euro (prix constants)

Source : Bruegel d’après les données d’Eurostat.

Pour compléter notre exploitation des informations sur les développements futurs réels, nous aurions besoin d’une indication du taux de croissance réelle implicite dans les prix des marchés financiers. Ne pouvant trouver d’indication pour cette variable, nous laissons le vide relatif des cellules dans le tableau 1. Ce tableau résume toutes les informations recueillies pour indiquer lequel des trois scénarios (croissance et inflation plus élevées, retour à la pré-pandémie ou à la stagflation) officiel les prévisionnistes, les prévisionnistes privés et le marché convergent.

Tableau 1 : Scénarios à moyen terme – croissance et inflation pour la zone euro (vert – upgrade, orange – downgrade)

La lecture globale du tableau est que toutes les projections convergent vers le deuxième scénario, un retour, à moyen terme, à la croissance et à l’inflation d’avant la pandémie. Aucun des trois (institutions officielles, prévisionnistes privés ou marchés financiers), pour autant qu’on puisse y lire, ne prévoit ni stagflation, ni croissance et inflation plus élevées.

Cela pourrait être, cependant, un cas de réflexion de groupe élargie, avec différents prévisionnistes convergeant sur le même point de vue. Une erreur collective ne serait pas surprenante étant donné que les prévisions sont construites avec peu d’expérience antérieure pertinente d’une récession provoquée par une pandémie. La BCE et les autorités budgétaires doivent donc être vigilantes aux signes indiquant que la situation évolue dans une direction différente de celle attendue.

Citation recommandée :

Grzegorczyk, M., F. Papadia et P. Weil (2021) « Le risque de stagflation est-il réel ? », Blogue Bruegel, 2 novembre

Annexe

Tableau 1A : Scénarios à moyen terme – offre, prix de l’énergie et marché du travail

Statut du marché du travail

Des preuves anecdotiques de pénuries de main-d’œuvre peuvent conduire à anticiper un pouvoir de négociation salariale plus fort, mais cela est atténué par plusieurs facteurs. Premièrement, dans certains secteurs et régions, les pénuries de main-d’œuvre sont dues à des personnes toujours incapables de travailler en raison de restrictions pandémiques ou d’un nombre élevé de cas de COVID. Deuxièmement, il existe des preuves anecdotiques d’un grand nombre d’offres d’emploi sans candidats. La demande de travailleurs est élevée, mais le taux de chômage n’est pas revenu aux niveaux d’avant la pandémie. Cela signifierait que les données sur le chômage indiquent une inadéquation entre la localisation des offres d’emploi et les compétences requises avec celles des chômeurs. Les prévisions professionnelles recueillies par la BCE anticipent que le marché du travail se remettra largement de la pandémie mais seulement à moyen terme, à savoir dans cinq ans (graphique 5). Dans l’ensemble, il semble y avoir un décalage entre la reprise économique et la reprise du marché du travail, ce qui confirme que les salaires pourraient ne pas être un facteur de soutien de l’inflation à court et moyen terme.

Graphique 7 : Prévision du chômage du SPF de la BCE

Source : Bruegel d’après les données Bloomberg.


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