Qu’y a-t-il dans notre monde contemporain qui rend encore les ONG nécessaires ?

Ma monographie avec Cambridge University Press, Contre les ONG : une perspective critique sur la société civile, la gestion et le développement, explore comment la figure de l’Organisation Non Gouvernementale (ONG) est apparue comme une solution aux problèmes de développement. Je reprends une observation faite par Cornelius Castoriadis dans un entretien avec Pascal Egré, en 1993, selon laquelle c’est finalement « l’imaginaire capitaliste de pseudo-maîtrise pseudo-rationnelle, d’expansion illimitée, (qui) doit être abandonné. C’est quelque chose que seuls les hommes et les femmes peuvent faire. Un seul individu, ou une seule organisation, ne peut, au mieux, que préparer, critiquer, inciter, esquisser des orientations possibles. Selon Castoriadis, il n’est guère possible que tous les problèmes de développement, les problèmes façonnés par les modèles de croissance capitaliste, y compris les inégalités graves, la pauvreté et les privations persistantes, la détérioration écologique et la violence sexiste, puissent être résolus d’une manière ou d’une autre par les ONG. Mais alors, à quoi ressemblerait le développement si ses praticiens et universitaires étaient « contre les ONG », remettant en question nos perceptions et nos espoirs à leur égard, et en attendant davantage de nous tous en conséquence ? Et comment procède-t-on à un tel changement, si ce n’est par le biais de l’ONG, alors par qui ?

Pour répondre à ces questions, mon livre présente une perspective critique sur les ONG, décrivant comment elles sont apparues comme des agents clés du développement au fil du temps. Je tiens compte d’un des premiers principes de l’École de Francfort selon lequel, contrairement à la théorie traditionnelle, la théorie critique n’est pas anhistorique et rend visibles les contextes matériels qui génèrent des idées. À travers une histoire interprétative basée sur les concepts d’Antonio Gramsci, je montre comment les théories du développement et de la gestion ont enrôlé les organisations de la société civile comme des acteurs technocratiques non étatiques, générant, au fil du temps, la figure improbable mais convaincante de l’ONG. Ce faisant, j’évite les binaires tentants, tels que l’ONG héroïque contre l’acteur non étatique violent, ou l’ONG sournoise contre la société civile vertueuse. Au lieu de cela, mon but est de comprendre l’ONG dans l’histoire.

Le cadre historique, social et politique, dans lequel ont émergé les théories du développement et de la gestion, est bien sûr celui du capitalisme. Car, à la suite de Nancy Fraser et d’autres, le capitalisme fonctionne avant tout comme un système social plutôt qu’économique, s’appuyant sur une stabilité construite qui prévient les crises répétées d’extraction de valeur. Ce n’est pas uniquement à travers un système économique que notre monde actuel coordonne la production et la consommation de biens et de services, mais à travers une négociation continue du consentement, une compréhension construite à la fois de la nécessité de marchandiser le temps et la vie et des moyens de le faire. Ainsi comprise, la figure de l’ONG n’est ni éloignée ni hors de propos d’une discussion sur le capitalisme et ses crises. En fait, l’ONG apparaît comme un acteur distinct du développement à un moment particulier de la croissance capitaliste mondiale, pour prévenir les séries de crises de ce moment. Elle permet une forme de consentement, une manière de faire face aux dysfonctionnements du capitalisme. Cela se produit par la négociation du bon sens, en manoeuvrant entre des vues fragmentées afin qu’elles se fondent progressivement dans des perceptions définitives détenues par des groupes sociaux bien définis.

Bon sens (« sens commun“) est une expression utilisée par Gramsci dans son Carnets de prison. Le terme est vaste, avec des significations différentes, qui peuvent être resserrées en trois intonations spécifiques. Le premier est un ensemble d’opinions incohérentes, voire contradictoires, communément admises, certaines vérifiables comme étant la vérité, d’autres non. Pensez aux rumeurs et aux doutes qui ont initialement émergé lors de la propagation de la pandémie de Covid-19. Deuxièmement, il y a un ensemble de points de vue partagés par un groupe, qui recherche des avantages à travers eux, en s’appuyant sur l’action et la mobilisation du groupe. Il s’agit d’une « conception du monde », à l’instar des visions libérales de la fameuse société secrète du Mont Pèlerin. Le troisième est un ensemble de telles conceptions détenues par divers groupes, acquérant un statut de vérité, devenant hégémoniques, comme cela s’est en fait produit avec les idées néolibérales. En utilisant cette expression, Gramsci marquait la manière dont le consentement était créé à différents niveaux de la société. Mais ce faisant, il indiquait également les bases organisationnelles et idéationnelles d’une telle domination. Le sens commun interagit avec la société civile ainsi qu’avec les savoirs admis, bénéficiant de capacités mobilisatrices et de matériaux conceptuels, tels que décrits dans les chapitres de l’ouvrage.

Mon livre apporte deux contributions. Je montre l’affinité historique entre le développement international et les études de gestion. Bien que leur proximité puisse sembler incongrue, les deux disciplines offraient des voies complémentaires de prouesse technocratique et d’identité professionnelle. Fondamentalement, les deux ont partagé des idées sur la manière de résoudre les problèmes de développement, respectivement au niveau de l’économie/de la société et de l’organisation, des idées qui, à leur tour, ont offert aux acteurs de la société civile des opportunités technocratiques pour résoudre les problèmes de développement. Je retrace ces idées à travers des chapitres chronologiques qui présentent les régimes d’accumulation successifs et les théories de développement et de gestion qui ont répondu à leurs exigences. Ainsi, le développement des ressources coloniales (chapitre 2) a vu les conceptions de la règle indirecte et du double mandat, ainsi qu’un ensemble de théories de gestion appelées plus tard taylorisme. Tous deux ont répondu au besoin d’une production intensifiée dans les colonies pour répondre à la demande dans les territoires d’origine des colonisateurs. De même, dans la modernisation (chapitres 3 et 5), les conceptions de la technologie et de la communauté ont été reprises par les théoriciens des relations humaines et de l’organisation, qui ont offert un achat pour la diffusion de ces idées dans les pays du Sud. En fait, ces idées ont encouragé une exaltation de la gestion par des personnalités comme le président de la Banque mondiale, Robert S. McNamara (chapitre 5). Pour prendre une période très différente, les crises du capitalisme d’État des années 1970 laissent présager le passage à un régime de financiarisation. Cela s’est produit grâce à des théories qui plaidaient en faveur de l’efficacité du côté de l’offre, conseillaient les politiques de marché libre et l’agilité organisationnelle (chapitre 6) et, plus tard, faisaient des pauvres gestionnaires et entrepreneurs (chapitre 7). En effet, ce dernier moment a aussi été celui où les alliés de la société civile ont été refondus en un acteur unitaire, l’ONG, capable d’atteindre des objectifs de développement, en s’appuyant sur des formes d’efficacité inaccessibles aux agences étatiques.

Je montre que l’affinité entre les deux disciplines s’est surtout reflétée dans la manière dont certaines formes de savoir ont été légitimées comme fondement de la domination sociale. Cette construction du consentement s’est faite principalement par le biais des organisations de la société civile. Pour ces acteurs, il était crucial d’affirmer des prouesses et une perspicacité technocratiques, une capacité à réaliser le développement, comme lorsqu’Oxfam a défendu les coopératives de producteurs gérées par l’État dans la Tanzanie des années 1970 à Nyerere (chapitre 3). De telles alliances n’étaient pas emblématiques du seul libéralisme de marché. Les approches socialistes du développement dans les années 1960, à Cuba comme au Chili, ont également mobilisé des groupes de la société civile pour promouvoir des solutions défendant le rôle de la technologie et du raisonnement technique (chapitre 4). Ce qui était distinctif dans une telle utilisation des acteurs de la société civile pour promouvoir des solutions de développement n’était pas le moment temporel mais plutôt le présage idéologique, qu’il a permis des formes souples et agiles de consentement et d’adaptation aux régimes d’accumulation.

Mon livre commence et se termine également par des chapitres conceptuels qui présentent un cadre de la façon dont le capitalisme accumule de la valeur grâce à des régimes d’extraction stables. Ma contribution ici est une discussion sur l’utilisation tactique du bon sens, comment il permet de prévenir les crises capitalistes dans le domaine de la société civile. L’Armée du Salut et Save the Children (chapitre 2) ont tous deux promu des formes de secours en tant qu’alliés des puissances coloniales et ont joué leur rôle dans la prévention des crises de légitimité de la période coloniale. De même, lorsque l’ONG « a émergé » dans les années 1980 (chapitre 6), on s’attendait à ce qu’elle quadrille le cercle du développement néolibéral, offrant en quelque sorte à la fois autonomisation et efficacité aux bénéficiaires.

La figure de l’ONG, pour citer Voltaire à tort, serait à inventer si elle n’existait pas. Il sert un objectif sérieux, renforçant les efforts des agences mondiales et nationales pour soutenir d’une manière ou d’une autre les modèles de croissance capitaliste tout en promettant l’emploi et le bien-être de ces modèles. Mais de plus en plus, ces formes de médiation deviennent intenables dans certaines parties de notre monde, alors que l’extraction de valeur dépasse les frontières extérieures de la valeur, le système social dépassant notre capacité à régénérer la nature, à maintenir la reproduction sociale ou à conserver un État-nation compétent. Lorsque les crises du capitalisme génèrent des efforts incessants de la part des États pour atténuer leurs effets, et que les conceptions se battent pour la domination idéationnelle mais sans conséquence définitive, ce que Gramsci a appelé les symptômes morbides (« je fenomeni morbosi« ), il y a des limites à ce qui peut être fait pour transcender ces contradictions et rajeunir un régime d’accumulation en vigueur.

A une telle époque, alors que le capitalisme semble, littéralement, se manger lui-même, nous pouvons souhaiter nous demander qu’est-ce qui, dans notre monde contemporain, rend encore les ONG nécessaires ? Que pourrait-on au contraire rendre possible en se méfiant de leur promesse, en traquant le rôle qu’ils jouent, politiquement parlant, dans le rapprochement des vues de bon sens dans une conception régnante (chapitre 8) ? Être contre les ONG, en ce sens, signifierait sûrement poursuivre une révolution plus soutenue de la pensée, mobiliser des réseaux plus larges de la société civile pour des réponses crédibles et durables aux problèmes du capitalisme contemporain.

L’image du décor est Honoré Daumier, ‘The Third Class Carriage’ [1862-4]

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