Repenser le développement : perspectives marxistes – Progrès en économie politique (PPE)

Repenser le développement est une tâche essentielle pour que le terme ait un sens pour nous. En tant que domaine d’étude et en tant qu’intervention politique dans les pays du Sud, il a pris un caractère absolutiste, mais en même temps quelque peu vide. Alors que les modalités et les théories du développement prolifèrent, sa nature globalement bénigne et bénéfique est tout simplement considérée comme allant de soi. Même dans ses variantes radicales – comme l’approche de la « dépendance » – nous voyons encore une reproduction (quoique à l’envers) du paradigme dominant. Et lorsqu’elle est remise en cause de manière radicale, c’est en grande partie à travers un prisme post ou anti-développement qui rejette purement et simplement toute la problématique sans mettre en place une alternative. Il est donc opportun de s’engager dans une déconstruction approfondie du discours sur le développement pour nous permettre de repenser son sens et sa finalité et d’établir s’il peut avoir un rôle significatif au XXIe siècle. Le recyclage sans fin des discours sur le développement – ​​et la crise, ou l’impasse, tant discutée, dans la théorie et la pratique du développement – ​​appelle, à mon avis, une approche de « retour aux sources » qui nous permettra de mieux comprendre la nature du discours sur le développement ( s) et ses contradictions.

La déconstruction du discours du développement que je propose dans mon nouveau livre Repenser le développement : perspectives marxistes Il s’agit d’interroger de manière critique les oppositions binaires sur lesquelles elle se fonde – comme celles opposant rural/urbain, Ouest/Oriental, Nord/Sud, développé/sous-développé, etc. – pour les problématiser et découvrir la manière dont elles se sont construites. Suivant la compréhension de Derrida de la déconstruction, celles-ci ne sont pas considérées comme des oppositions métaphysiques mais plutôt comme une hiérarchie ou un ordre de subordination. La déconstruction fait donc appel à une double manœuvre pour nous permettre d’effectuer un déplacement général du système. Bien qu’il s’agisse clairement d’une approche différente de la thèse, de l’antithèse et de la synthèse hégéliennes présentes dans de nombreuses théories marxistes, Derrida a sans doute raison d’affirmer que la déconstruction est une extension radicale du marxisme, ou du moins « un certain esprit » du marxisme. Il s’agit d’un programme radical qui ne se veut pas purement académique et spéculatif, mais qui « s’engage avec le monde », comme le dit Derrida. Dans une perspective déconstructionniste, nous ne pouvons donc pas faire appel à un « monde réel » transparent ou simplement opposer toutes les « idéologies » à notre propre perspective scientifique vierge, comme cela peut arriver dans certaines approches marxistes.

L’engagement de Repenser le développement s’articule autour des différentes perspectives marxistes sur le développement qui sont souvent très différentes et même opposées les unes aux autres. Cela signifie que nous ne pouvons pas simplement critiquer l’idéologie du développement du point de vue d’une science marxiste putative. Certes, le programme de recherche du marxisme depuis les années 1960 a considérablement fait progresser notre compréhension de l’économie, de l’histoire, de la politique, de la culture et de la philosophie. Cependant, par rapport à ce que nous appelons le « développement », il est nécessaire de procéder à une double déconstruction à la fois du développement et de la théorie marxiste dans ce domaine si nous voulons à la fois comprendre et changer le monde. Le marxisme apportera une meilleure contribution à cette entreprise s’il est, en même temps, interrogé de manière critique et non simplement répété comme une écriture sainte.

Les engagements marxistes avec le développement qui sont couverts dans Repenser le développement – des perspectives changeantes de Marx lui-même aux approches du post-développement – ​​montrent à quel point l’« héritage » marxiste est en réalité hétérogène pour la génération actuelle. Nous mettons en évidence certaines des alternatives refoulées – telles que le regretté Marx sur la Russie ou la compréhension prémonitoire de Rosa Luxemburg de l’accumulation primitive permanente – et déconstruisons les vérités autrefois reçues telles que la théorie de l’impérialisme de Lénine, souvent considérée comme une écriture sainte. En fait, il n’y a pas une théorie marxiste du développement mais plutôt une cacophonie de voix, souvent en totale contradiction les unes avec les autres. Ainsi, en suivant Derrida bien que dans un contexte différent, nous constaterons que pour donner un sens à l’engagement des divers courants du marxisme dans le développement, nous devons filtrer, passer au crible, critiquer et trier les différentes voies possibles qui peuvent coexister au sein du même imagination marxiste. En d’autres termes, nous ne pouvons pas prendre un seul « marxisme » univoque ou unifié comme une lentille privilégiée pour observer et analyser le développement. Nous devons donc nous engager dans une déconstruction simultanée du développement et du marxisme si le dialogue entre repenser le développement à partir de perspectives marxistes doit être fructueux. Les perspectives marxistes sur le développement que nous explorons seront donc nécessairement provisoires, soumises à la pensée critique elles-mêmes et souvent liminaires, c’est-à-dire existant aux frontières du courant dominant sclérosé et au seuil de quelque chose de nouveau dans la rencontre coloniale savoir-pouvoir.

Dans les années 1960, le marxisme était une force motrice de nombreuses luttes de libération nationale et un nouveau « marxisme du tiers monde » a émergé. L’emblème de ce nouvel hybride qui a rompu avec le marxisme en tant que système de pensée européen était Frantz Fanon qui a rejeté la « mission civilisatrice » du marxisme dans une perspective marxiste. Pour Fanon dans Les damnés de la terre:

quand on examine de près le contexte colonial, il est évident que ce qui le morcelle, c’est d’abord le fait d’appartenir ou non à une race donnée, à une espèce donnée….vous êtes riche parce que vous êtes blanc, vous êtes blanc parce que vous êtes riche. C’est pourquoi L’analyse marxiste doit toujours être légèrement étirée chaque fois que nous avons à faire avec le problème colonial.

Fanon a ‘étiré’ le marxisme au-delà de ses paramètres européens mais aussi en ce qui concerne sa priorité absolue au prolétariat dans les pays où la paysannerie était l’écrasante majorité des classes subalternes. Surtout, Fanon a « racialisé » le développement capitaliste et a ainsi ouvert un tout nouveau champ d’investigation.

Le marxisme pourrait-il être « étiré » de cette manière pour s’adapter à la différence coloniale ? Le marxisme du tiers-monde a toujours semblé caractérisé par un attachement quelque peu vague au marxisme sous sa forme classique, toujours médiatisé par les manuels soviétiques qui avaient tendance à simplifier (pour employer un euphémisme) et à adopter de nouvelles formulations sur le développement « non capitaliste », etc. Le marxisme comme cadre mais seulement dans les termes les plus généraux. Dans des interprétations plus radicales, comme celle de Fanon, le marxisme n’était pas tellement étiré mais traduit dans une langue très différente où la libération nationale occupait une place importante, même si Fanon lui-même était extrêmement sceptique quant aux perspectives progressistes des régimes post-coloniaux et, en en particulier, à propos de la bourgeoisie nationale.

En Occident (qui deviendra bientôt le Nord), le marxisme a eu tendance à devenir un néo-marxisme pour correspondre au néo-capitalisme qui semblait avoir surmonté la nature en crise du capitalisme et l’inévitable assujettissement de la classe ouvrière. L’« âge d’or » du capitalisme semblait un nouvel état stable avec le plein emploi, de solides dispositions sociales et des salaires en hausse. La planification capitaliste semblait éliminer la critique marxiste antérieure du capitalisme en tant qu’anarchie non planifiée. Les néo-marxistes (pour leur donner un nom) ont commencé à se concentrer davantage sur le « premier Marx » qui a écrit sur l’aliénation du travail et la notion d’irrationalité capitaliste par le biais du gaspillage. Comme le note Anne Philipps, il articulait également une nouvelle théorie du « sous-développement » (par opposition au développement capitaliste inexorable) et « en posant une contradiction entre le capitalisme et le développement, il ouvrait un tout nouveau domaine de critique du capital et aidait à combler la lacune créée. par la réconciliation entre le capital et le travail dans les pays avancés » (Philipps 1997, 9). L’engagement néo-marxiste dans le développement/sous-développement était donc, dans une certaine mesure de toute façon, une réponse à la futilité perçue du marxisme classique dans les sociétés industrielles avancées.

Dans les années 1980, nous avons vu la « crise du marxisme » générale et l’émergence de divers courants de « post-marxisme ». Derrière cela se trouvaient les contradictions croissantes au sein des pays socialistes « réellement existants », l’érosion de la discipline marxiste-léniniste et la rébellion des « enfants de 1968 ». Cela faisait partie du virage plus large vers le « postmodernisme » dans les sciences sociales qui remettait en question le modèle empiriste, rationnel et logique prévalant jusqu’à présent, ainsi que les lectures téléologiques de l’histoire dans sa critique des « métarécits » tels que le marxisme. Même si ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans la mêlée autour du post-modernisme, il est pertinent pour nous de discerner deux courants distinctifs dans ce mouvement théorico-politique : l’un est pessimiste et sombre dans son pronostic de fragmentation et de désintégration toujours plus grandes sous-tendues par un relativisme moral. , tandis que l’autre est plus affirmatif, plein d’espoir et radical qui voit une gamme d’avenirs non capitalistes pour la société s’ouvrir « après » le modernisme. Un postmodernisme tiers-mondiste serait une variante de ce second postmodernisme oppositionnel avec son rejet du « logocentrisme » occidental et sa prétention à la légitimité par référence à des propositions universellement vraies.

Cette approche contesterait également « l’essentialisme » et son engagement à expliquer la complexité du monde réel et des processus sociaux à travers un appel à une véritable essence se trouvant en son cœur, immuable et toujours présente. Le développement capitaliste, au contraire, doit être compris dans ses déterminations multiples (et contradictoires) qui l’ont toujours poussé et entraîné dans des directions différentes dans un processus de changement continu. Il est peut-être ironique qu’Althusser, à l’origine d’une lecture trop « scientifique » de Marx dans les années 1960, soit aussi, dans ses écrits posthumes, un précurseur des préoccupations contemporaines des nouveaux mouvements sociaux qui sortent le marxisme du carcan du modernisme. . L’un des essais posthumes intéressants d’Althusser est ‘Marx dans ses limites’ (Althusser 2006) qui jette les bases du « matérialisme aléatoire » qui a remplacé son marxisme structurel antérieur. Le matérialisme aléatoire met l’accent sur la contingence de l’ordre social : ce qui existe n’a pas et ne doit pas l’être. Pour façonner une nouvelle société, la gamme complète des alternatives qui peuvent résulter de l’action humaine et les multiples possibilités d’autodétermination doivent être pleinement comprises. Il y a un « manque ultime de garanties » quant au chemin que peut prendre l’histoire ; l’histoire n’a pas de fin préétablie.

Illustratrice de l’image du décor : Anastasya Eliseeva

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